Chaque théâtre est une maison de fous, l'opéra est le compartiment des incurables
(Franz von Dingelstedt)
Catégorie : Critique

Au festival de Salzbourg, l’échec cuisant, scénique autant que vocal, de Maria Stuarda, incapable de convaincre de la magie de la partition de Donizetti.

Kate Lindsey (Elisabetta), Lisette Oropesa (Maria Stuarda) © Salzburger Festspiele/ Monika Rittershau

Cherchez dans les archives, Salzbourg n’a pas de tradition belcantiste. Certes, Don Pasquale était de la première saison italienne, en 1931, avec le Barbier de Séville. Riccardo Muti avait fait sien le premier en 1971/72, pour son premier opéra ici, comme Claudio Abbado avec le second, en 1968/ 69, pour deux spectacles brillants dans l’esprit de l’époque., qui au Festival était resté à l’écart des redécouvertes de ce répertoire aux années 50 à 70. Ignorant superbement la génération des Callas, que Karajan avait pourtant dirigée dans Lucia, à Milan, à Berlin, à Vienne, Gencer, Sutherland, Sills, Caballé, Salzboug ne sut pas plus exploiter l’étoile d’Edita Gruberova, dans cette veine qui faisait d’elle une reine, à Munich, à Vienne. Depuis, hors quelques rares concerts, comme la récente Favorite avec Elina Garança, seule Cecilia Bartoli a ouvert l’éventail, en son Festival de Pentecôte, en imposant Norma, Don Pasquale, et quelques Rossini, pas forcément repris l’été. 

Et voici que Markus Hinterhauser inscrit soudain au programme 2025 la Maria Stuarda de Donizett, effort louable, mais qui ne s’imposait pas, quand on n’a plus les voix pour l’interpréter au niveau d’exception de Salzbourg. Anna Netrebko et Garança s’affrontant en Anna Bolena, c’était - au Met -  il y a 15 ans déjà. Là encore, occasion manquée.  

Aujourd’hui, c’est Lisette Oropesa qu’on programme partout dans ce chant orné, à tort et à travers, hélas ! Belle interprète certes, jolie voix, très bien tenue, techniquement parlant, mais qui n’a pas les emportements, les « tripes », nécessaires pour ces rôles de défonce vocale et de folie théâtrale que sont les grands Bellini et autres Donizetti ; on l’a vérifié à l'Opéra Bastille, avec Les Puritains récemment. Trop sage ! Alors ,lui confier le Figlia impura di Bolena,de la Reine d’Écosse, et son Vil bastarda, quelle impasse ! On le constatera tout au long, sa Maria Stuarda ne décolle pas, même pour les instants d’émotion pure de l’acte final (Deh ! Tu di un’umile preghiera…). Élégants, oui, mais ni racés, ni saisissants. On restera définitivement dans la joliesse, et non dans l’ardeur et l’étreignant.

Lisette Oropesa (Maria Stuarda) © Salzburger Festspiele/ Monika Rittershau

Pour Elisabeth, la jalouse, c’est pire : Oropesa sait ce qu’est le bel canto, Kate Linsdsey n’en a l’idée ni du style, ni des appuis, ni des couleurs. Elle chante sur ses limites en permanence, y perdant le poids naturel de son timbre, qui convainquait l’an dernier dans son beau Nicklausse ici même. Et si aedeur il y a, un peu, c'est dans un style romantique, quasi vériste. Quand , au maintien, royal de ton, d'autorité, c'est encore autre chose.

Kate Lindsey (Elisabetta) © Salzburger Festspiele/ Monika Rittershau

Quand ce sont le Leicester de Bekhzod Davronov, beau ténor à la grâce vocale réelle, et le Talbot d’Aleksei Kulagin, au baryton phrasant noble, qui offrent le meilleur de la soirée en matière de style - si l’Anna  de Nino Gotoshia est plus que probe, le Cecil de Thomas Lehman manque lui de profondeur, -  on saisit l’ampleur du malaise.

Contraint par les limites de l’équipe vocale, Antonello Manacorda n’a aucune âme qui chante à faire résonner dans l’orchestre. Celui-ci a beau être Vienne, magnifique de son, et jouer l’esthétisme de la partition, le drame reste absent.  

Pouvait-on au moins se réfugier dans les beautés d’un spectacle à faire rêver ?  Las, l’art scénique, très constant, d’Ulrich Rasche consiste à construire des tournettes inclinées qui pivotent au dessus du plateau comme pour mettre en danger les interprètes, les forcer à la tension : on l’a appris par son Elektra à Genève. Si prouesse il y a alors, c’est bien que solistes et corps de ballet (de la Salzburg Experimental Academy)  - un apport du metteur en scène, pas du compositeur - arrivent en permanence à trouver un équilibre précaire sur une pente changeante à tout instant. Quand on s’occupe de cela, on n’a pas l’esprit à son rôle. Cela réduit la mise en scène à une suite de poses d’un instant, à reprendre aussitôt, dans le rythme de la partition… un pléonasme permanent. Seuls les chœurs cachés dans les cintres échappant aux contorsions chorégraphiés par Paul Blackmann, dont la cohorte d’éphèbes en pagnes blancs accompagnera de ses déhanchements les adieux de la reine condamnée, mais  tombera de la tournette au sol, pour la laisser seule face à la mort. Esthétisme homo-érotique, où vas-tu te nicher ?

Lisette Oropesa (Maria Stuarda) © Salzburger Festspiele/ Monika Rittershau

Elektra n’avait qu’une tournette, ici elles sont deux qui se font face, se frôlent, se cachent l’une l’autre… Au dessus, on est en blanc (les gens de Marie), ou en noir (ceux d’Elisabeth). On se demandera d’ailleurs toute la soirée pourquoi Anna est en gris. Car pas question de se croiser, de se mélanger. La rencontre des Reines, point de bascule de l’action, reste celle de ces deux univers distants, réduits au seul niveau du symbole simpliste. Faut-il préciser qu’au bout de 10 minutes, ce jeu de poses artificielles installe un ennui aussi lancinant qu'exaspérant, que la beauté des éclairages de Marco Giusti, les quelques projections en noir et blanc sur un 3° plateau suspendu des rapports lascifs de Maria à ses amants,

© Salzburger Festspiele/ Monika Rittershaus

et le jeu des formes dans l’espace noir, qui n’en est pas moins magnifique

© Salzburger Festspiele/ Monika Rittershaus

n’y changeant rien. Si le bel canto espérait conquérir Salzbourg, ce n’est pas cette fois qu’il aura réussi.

Pierre Flinois

Salzbourg, Grosses Festspielhaus, le 23 août 2025

La nouvelle production des Maîtres chanteurs de Nuremberg à Bayreuth, signée Matthias Davids, fait le choix du premier degré. Portée par une distribution de premier plan, et malgré les ravages de la grippe, elle fait un triomphe.

Die Meistersinger von Nürnberg. Scène finale. Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath_press

Bayreuth et Les Maitres, c’est une longue histoire, un peu spécifique par rapport au reste de l’Œuvre wagnérien. Excluons La Défense d’aimer, qui fait partie de ces œuvres de-jeunesse non autorisées au programme du Festival, selon les directives du compositeur lui-même, Les Maîtres sont le seul opéra de Wagner qui ne soient pas un drame, mais une vraie comédie. D’où une relation particulière immédiate et de toujours avec le public allemand. Je le ressentis en 1969, lors de mes premiers Maîtres sur le colline verte, ceux de Wolfgang Wagner, croisés entre le Ring, le Parsifal et le Tristan de son frère Wieland : dans l‘auguste salle, l’Allemagne profonde prenait ce soir-là une place plus sensible que celle du public international, comme pour un entre-soi qui ne pouvait guère se partager. Car Les Maîtres, c’était, c’est encore l’Allemagne, dans sa conception culturelle la plus aboutie, la plus séduisante d’une identité aussi intangible qu’imaginaire, portée par le projet de Wagner, et reprise  sans  discontinuité par les productions bayreuthiennes de Cosima Wagner (1889), puis de Siegfried Wagner (1924), et détournées par Heinz Tietjen en 1933 pour y fêter une nouvelle Allemagne plus nationaliste. Concept/tradition que Wieland avait fait exploser en donnant une portée universelle - dé-germanisée - à ses Maîtres chanteurs « sans Nuremberg », scandale absolu de l’été 1956, peu à peu noircis jusqu’en 1961, et renouvelés d’un regard plus incisif encore avec ses Maîtres « sur la scène de Shakespeare » en 1963/64, où il réglait de façon claire le compte de ces petits bourgeois pusillanimes dépassés par l’irrésistible montée en puissance de la jeunesse, avec l’aide d’un Sachs complice et lucide. Un tsunami de créativité, vite aplani par la production de Wolfgang Wagner de 1968 - celle que j’évoquais plus haut - qui, en pleines révoltes étudiantes, et alors que l’URSS allait, le 21 août, enterrer le Printemps de Prague, revenait à une tradition bonhomme, souriante, sans vrai relief, ni vraie modernité, faite pour plaire à ce public dérouté par les audaces de ce frère ainé disparu entretemps. Un choix de société presque, qui tint plus de 30 ans, avec 2 autres productions du même (en 1981 et 1996), avant que sa fille Katharina ne monte enfin, en 2007, des Maitres aussi provocateurs - mais plus potaches - que ceux de son oncle, où elle  parlait d’antisémitisme, et inversait les rôles des bons et des méchants pour promouvoir le dadaïsme d’un Beckmesser plus créatif que Walther et Sachs réunis dans l’ombre de la dictature d’une bien-pensance toujours prête à se livrer aux mensonges du fascisme. Ce sur quoi redondait 10 ans plus tard la formidable production de Barrie Kosky, le premier metteur en scène qui n’appartienne pas à la Famille royale de bayreuth depuis 60 ans ! Elle discourait avec une verve insolente sur l’antisémitisme de la maison Wahnfried et les responsabilités historiques de l’Allemagne menant le III° acte au Tribunal de Nuremberg, où un Richard Wagner/Sachs triomphait, avec son Art en majesté, seule hypothèse viable pour lui en matière de civilisation. Difficile de faire plus fort, plus cultivé, et plus exceptionnel, sans répéter.

La règle bayreuthienne voulant qu’une production soit renouvelée après 5 ans d’usage, la question de la succession se posait donc, délicate. D’où le choix par Katharina Wagner de Mathias Davids, un spécialiste du Musical  - et de l’Opéra aussi - pour proposer une nouvelle approche, en opposition à première vue absolue avec ces deux précédents coups de poings magistraux. Effectivement, Davids ne cherche pas à priori à inscrire l’œuvre dans une dimension autre que celle de la comédie (musicale) : pas de prise de tête intellectuelle, pas d’ombre sinistre pesant sur le final, pas de mise en perspective historique, mais une lecture au premier degré, enjouée, drôle, irrésistible même parfois. Elle nous invite dans cette Allemagne profonde, mise en images par Andrew D. Edwards, celle d’une minuscule église blanche perchée au sommet d’un mur escalier vertigineux, qui en pivotant dévoilera une salle de réunion lambrisée de bois dont les appliques à globes opalescents, les gradins et les sièges rabattus évoquent quelque peu celles et ceux du Festspielhaus.  

Die Meistersinger von Nürnberg. Acte 1 Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath_press

Celle aussi d’une ruelle aux façades en pans bois vivement colorés et chahutées, au graphisme très contemporain - clin d’œil pour les vieux bayreuthiens aux façades en vitraux bleutés  de la production de Wolfgang Wagner de 1968.

Die Meistersinger von Nürnberg. Acte II. Georg Zeppenfeld (Hans Sachs), Christina Nilsson (Eva).
Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath_press

Elles  s’écarteront le temps de la scène de bagarre générale pour laisser place aux cordes rouges d’un ring de boxe. Des Ifs en plastique, verts, bleus, violets, un poteau indicateur  aux noms fleurant le wagnérisme, et une cabine téléphonique jaune canari - sorte de mini-bibliothèque de quartier où se réfugieront les tourtereaux - complètent tout en complicité avec l’époque.

Die Meistersinger von Nürnberg Acte II Michael Nagy (Sixtus Beckmesser), Michael Spyres (Walther von Stolzing), Christina Nilsson (Eva).
Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath_press

Presque abstrait, mais équipé de façon plus professionnelle, avec un tas de chaussures en attente de traitement - on pense à l’équipement de celui de Wieland en 1963 - l’atelier de Sachs, cerné d’un cylindre bas en pierre, comme s’il occupait les restes d’une tour des remparts de la vieille ville de Nuremberg. Enfin, en guise de Prairie de fête, on se retrouve dans ce qui pourrait être un studio télé, au plateau circulaire surélevé - une tradition locale - avec fond de ciel bleu en soleil rayonnant d’ampoules jaunes, sous une Vache qui rit renversée, cintrée, gonflable et multicolore : tout semble n’avoir qu’un seul parti, amuser le public qui se prend au jeu d’une « comédie colossale » comme la définit le metteur en scène, sans peine et avec raison.

On sourit à voir le panneau triangulaire normalisé qui avertit du risque de chute au pied de l’escalier du I° acte. On ne peut résister, à la toute fin du même acte face aux  , à l’église ébranlée qui sur la dernière note du motif des Maîtres, semble basculer dans le vide au milieu de fusées de feu d’artifice. On sourit à voir face aux fidèles descendant l’escalier tout de noir XIX° vêtus, les costumes, dessinés par Susanne Hubrich, pseudo-bavarois (culotte de peau, vestes brodées, bonnets, et autres Dirndels, plus ou moins stylisés, mêlés aux T-shirt bigarrés, et vestes en jeans du présent, tandis que les Maîtres se couvrent de houppelandes précieuses et de toques pour marquer leur attachement au passé, une autre façon d’universaliser temporellement le discours. Est-ce si différent de ce qu’on croise dans chaque fête de confrérie, de la Bretagne à l’Alsace aujourd’hui ? Amusants, bien sûr, le luth en forme de guitare transparente de Beckmesser, l’arrivée surprise en robes du soir vert tendre d‘Angela Merkel et de Christine Lagarde, qui met en joie le public, et celle d’Eva en prix de concours sous la forme de potiche fleurie fêtée par les organisateurs.

On aurait tort de s’arrêter à ce seul aspect : cette production n’est pas exempte de profondeur, au contraire. Les monologues de Sachs le sont, nécessairement. Le traitement de Beckmesser n’est pas caricatural, mais tendre, presque amical, tant il rayonne de sympathie, de normalité. Plus neuf, celui d’Eva qui mène le jeu plus que Walther, en lui envoyant des avions de papier au I° acte du haut de l’escalier, et surtout, en profitant du refus de Walther de devenir maître, pour laisser tomber Pogner, Sachs et la Guilde qui la prenaient  pour une potiche, et l’entrainer loin de ce Nuremberg prêt à l’embaumer. Avec elle, la jeunesse vainc. Quand à Sachs, pris de cours par cet abandon, il se réconcilie, comme chez Wolfgang Wagner, avec Beckmesser, pour entamer aussitôt une dispute intellectuelle. La vache qui rit un moment débranchée par le Marqueur jaloux commençait à se dégonfler, symbole de discorde très contemporaine. elle retrouve sa forme quand Sachs la rebranche, la fête peut continuer, rien ne change au pays des Maîtres. Wahn, Wahn ? Si la lecture est purement d’aujourd’hui, le fond est respectueux de cette « illusion » qui est le propos wagnérien même. D’où la totale réussite du spectacle, lisible à plus d’un degré pour qui le regarde vraiment.

Sur le plan musical, on a frisé la catastrophe, mais Bayreuth n’annule jamais . Ces Maîtres marquaient le retour de Daniele Gatti, qui n’était pas revenu au Festival depuis ses Parsifal de 2008 à 2011. C’était sans compter sans les grippes d’été, qui ont frappé lourdement : l’inusable Klaus-Florian Vogt a dû remplacer Piotr Beczala en Lohengrin le 9 août, Günther Groissböck a fait de même le 17 août, en remplaçant Georg Zeppenfeld en Gurnemanz. Pour la 6° représentation de Maîtres, pas  de chance, le chef, Sachs et David sont empêchés !

Axel Kober, qui a dirigé Tannhäuser de 2013 à 2022, et Le Hollandais volant de 2015 à 2018 au Festival, prend la baguette au pied levé. Quelques cafouillages dans l‘ouverture, une certaine souplesse dans la battue, de la précision, mais aussi de l’épaisseur dans le trait, qui s’allège peu à peu, et pas vraiment l’impression d’une leçon : la fosse ne décolle guère, alors que les chœurs restent, eux, fidèles à leur légende. Ce ne sont pourtant pas les difficultés qui ont manqué depuis 2 ans : réduction du budget, rupture de la tacite reconduction pour des auditions annuelles, réduction d’effectifs. Personne n’en parle plus cet été, et j’avoue ne pas avoir noté de différence notable dans Lohengrin, ou parmi les Hommes de Hagen, preuve que leur nouveau chef, Thomas Eitler-de Lint, a fait de l’excellent travail. Mais on a eu l’impression d‘une présence moindre en occupation physique de la scène.

Michael Volle remplace lui aussi Georg Zeppenfeld au pied levé. Deux actes durant, celui qui fut le Sachs épatant de Kosky de 2017 à 2021, déployant une verve et un aplomb exceptionnels, sauve la représentation, avec la même bonhommie, l’intelligence, le charme, et le sérieux introspectif, et les explosions de colère. Sans doute ne reproduit-t-il pas - question de physique, de caractère de la voix - celui construit par Zeppenfeld, mais on est reste captivé par sa maîtrise. L’acte III le montre bientôt à ses limites ?  Certes, mais la présence demeure, et l’impact avec elle. Magistral !

Un Beckmesser fort beau chanteur de Michael Nagy - cela change de tant de voix criardes – qui compose un personnage attachant, un peu ridicule dans son obsession, mais aussi iun notable respectable,

Die Meistersinger von Nürnberg Acte III Michael Nagy (Sixtus Beckmesser), Christina Nilsson (Eva).Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath_press

un somptueux Pogner de Jongmin Park, qui ne creuse pas pour autant le personnage du père inquiet,

Die Meistersinger von Nürnberg Acte II Jongmin Park (Veit Pogner), Christina Nilsson (Eva).
(Eva).Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath_pre

et les figures  parfaitement typées d’un Kothner  impeccable diseur (Jordan Shanahan, excellent), d’un délicat  Vogelgesang (Martin Koch), et d’un Nachtigal enlevé ( Werner van Mechelen), la cohorte des Maitres est de premier plan, et les autres (Daniel Jenz, Matthew Newlin, Gideon Poppe, Alexander Grassauer, Tijl Faveyts , Patrick Zielke) tout autant. Le Veilleur de nuit a toute la profondeur nécessaire avec la magnifique Tobias Kehrer (qui chantait un Fafner éblouissant de santé la veille), et le David de Ya-Chung Huang (qui lui chantait un excellent Mime dans le même Siegfried), est étonnant de jeunesse - un gamin presque -, d’aisance théâtrale, et de qualité de chant. La Magdalene de Christa Mayer, pimpante,  est bien entendu  majeure - c’est sa Waltraute qui réveillait le Crépuscule des dieux  le lendemain.

Pour faire triompher la jeunesse, les choix d’Eva et de Walther ont assurément été plus qu’heureux. Déjà remarquée en Freia et 3°Norne, l’Eva magnifique de Christina Nilsson l’emporte d’abord par rapport aux dernières titulaires du rôle, Anna Schwanewilms et Camilla Nylund, par sa jeunesse, son côté volontaire, têtu même, en post-ado qui sait ce qu’elle veut, et entend le faire savoir. La voix est splendide, l’aigu généreux, la conduite du Quintette parfaite, le trille de la Mallinger (la créatrice du rôle qui l’inventa) parfaitement donné, et le charme réel.

Régnant d’une aisance absolue, le Walther de Michael Spyres,   est, lui, sidérant. Combien en a-t-on entendu qui poussaient le son, beuglaient, manquaient de couleurs, d’élégance, ici même ? Lui est tout simplement merveille, grâce à une technique insolente : parti du chant baroque, passé par le bel canto pour oser ensuite le grand lyrisme français, avant de s’attaquer à Wagner avec une technique d’appui parfaitement assurée, il propose ce faisant un retour aux origines d’un chant wagnérien d’avant les chanteurs wagnériens alourdis par les excès de lenteur des chefs de Cosima Wagner, puis de l’âge d’Or des années trente, celui d’une génération dont l’inconcevable, l’absolue supériorité n’aura eu qu’un temps, définitivement révolu. Alléger est redevenu le maître mot, renvoyant aux instructions de Wagner au jour du premier Or du Rhin de 1876 : « De la clarté ! Les grandes notes viennent d’elles-mêmes ; les petites et leur texte sont le plus important. »  C’est bien ce qui avec le Walther de Spires est le plus décoiffant.

Die Meistersinger von Nürnberg Acte 1 Michael Spyres (Walther von Stolzing). Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath_press

On avait salué son superbe Lohengrin à Strasbourg, pas encore totalement abouti en matière de gestion et d’économie du souffle - gageons qu’il le sera totalement ici, en 2027. Son Siegmund aussi, ici encore l’an dernier, chaleureux, vaillant, enlevé, mais une ébauche encore plus qu’une leçon. Son Walther est un aboutissement, où le jeu des couleurs, des nuances redevient un plaisir, ignoré depuis 2007 par la voix blanche du seul tenant du rôle, Klaus Florian Vogt. Le récit du rêve, la construction du chant de concours, son aboutissement final, tout est leçon d’un art du chant qui pose la première pierre d’une nouvelle ère, que le Tristan annoncé pour 2029 viendra sans doute confirmer.

Alors oui, la production de ces Maîtres est un régal, l’orchestre aura retrouvé dès le 23 août les certitudes de la baguette de Gatti, et un Zeppenfeld qu’on dit magistral, mais la nouveauté est d’abord dans ce chant neuf qui sait faire bouger les lignes de la tradition ; le message même que Wagner voulait faire passer dans ses Maîtres chanteurs. 

Pierre Flinois

Bayreuth, Festspielhaus, le 19 août 2025

Zaïde, ou Le chemin de la lumière, d’après Mozart, revue et augmentée par Wajdi Mouawad, Raphael Pichon et L’ensemble Pygmalion.

Zaïde de Mozart voisine au Festival de Salzbourg Rendering for Orchestra de Berio, et la 5° Symphonie de Mahler. Un rapprochement qui interroge sur l’art de recoller les fragments. Episode 2.

Sabine Devieilhe (Zaïde) Julian Prégardien (Gomatz) © SF/Marco Borrelli

Peut-on encore parler du kintsugi, l’art japonais de sublimer les cicatrices, face au travail recréateur de Raphaël Pichon réalisé avec Zaïde, Davide penitente et quelques autres morceaux mozartiens rassemblés en une œuvre nouvelle sur un livret inédit de Wajdi Mouawad ? Les trois représentations semi-scéniques de Zaïde sont une façon de redonner vie aux restes d’une œuvre laissée inachevée, ainsi qu’à une autre, une Cantate  de la même époque. Ici, pas de points de suture pour recoller des fragments, mais une intervention en ajouts et juxtapositions pour un nouvel assemblage dont l’ossature repose sur un beau texte dramatique qui nous parle du passé autant que de notre actualité, sur le thème de la résistance de l’amour à l’intolérance d’un pouvoir discrétionnaire.

Mozart a laissé Zaïde (Das Serail) K.344 à l’état de fragments orchestrés d’un Singspiel inachevé, abandonné en 1781 suite à l’annulation d’un projet de création d’un Opéra allemand à Vienne à l’instigation de l’Empereur Joseph II. Quinze numéros orchestrés sont conservés, qui furent achetés à Constance Mozart par Johann Anton André, qui en publia une réduction pour piano. Mais s’il manque une Ouverture et un Final, plus grave s’avère la perte du livret original de Johann Andreas Schachtner, même si le compositeur le tenait pour médiocre : lui seul permettrait une représentation, les airs restant des moments suspendus d’émotion, quand l’action théâtrale constutue le ciment nécessaire à l’existence du tout. Pour Zaïde, on sait seulement que ce ciment contait une action assez proche de ce que serait plus tard un achèvement : L’Enlèvement au Sérail. S’il est toujours possible de présenter ces fragments au concert, porter l’œuvre à la scène, ce qu’avait fait André en 1866 à Frankfurt, avec de la musique de sa plume, impose non seulement d’inventer les pièces manquantes, mais aussi de réinventer une histoire. Ce que Peter Sellars avait tenté, au Festival d’Aix-en-Provence, en 2008, en créant un manifeste maladroit contre l’esclavage, qui n’avait pas réussi à s’imposer vraiment.

Mais d’abord, pourquoi s’obstiner ? Parce que la partition est de l’excellent Mozart, et contient deux merveilles vocales : le fameux Ruhe sanft, mein holdes Leben de Zaïde, que tous les sopranos rêvent d’inscrire à leur répertoire, et le tout aussi admirable Trostlos schluchzet Philomele. Pour pareils bijoux, il faut un écrin théâtral de haut niveau.

Face à l’absence de livret, Raphael Pichon, qui a suscité l’an dernier la pseudo-reconstitution d’un Samson perdu de Rameau et Voltaire à Aix, a fait appel à Wajdi Mouawad, auteur dramatique reconnu (Incendies, écrit pour Avignon en 2003, que le cinéma a porté au succès mondial), et metteur en scène de théâtre et d’opéra (Oedipe d’Enesco, Pelléas et Mélisande à l’Opéra Bastille). Son récit, sinistre et lumineux, est une histoire de prison dans un Orient musulman dont le tyran, Soliman, n’a rien de l’esprit des Lumières du futur Selim de l’Enlèvement. Une histoire d’amour entre prisonniers chrétiens, Gomatz, et Zaïde, surnommée la femme qui chante, qui accouche d’un enfant juste avant d’être exécutée. C’est cet enfant, Persada, qui revient adulte chercher ses racines, et trouve en Allazim, le geôlier d’alors, le témoin d’un passé qu’il ressuscite bientôt dans une narration émue.

L’histoire, édifiante,  fonctionne, et présente le mérite de créer un fil, et une tension dramatique, pour mener à l’acceptation et au pardon, se conformant en cela à nos idéaux d’aujourd’hui. C’est pourquoi le titre est ici Zaïde, ou Le chemin de la lumière. 

Lea Desandre (Persada) Johannes Martin Kränzle (Allazim) © SF/Marco Borrelli

Sauf que pour se confronter à ce texte, lui donner un message musical universel, façon Fidelio, les restes de Zaide ne pouvaient suffire. Pichon est donc allé puiser des compléments dans le catalogue mozartien contemporain : deux Airs de concert, Ah, lo previdi pour Persada, Misero ! O sogno pour Soliman, le Lied Einsam bin ich, meine liebe KV Anh. 26, pour Gomatz, un Canon, Nascoso è il moi sol, KV 557, tous deux arrangés par Vincent Manac’h, un instant d’orchestre de Thamos, et surtout la quasi-totalité des chœurs et airs du Davide penitente, KV  469, une cantate de 1785, elle aussi inachevée. Et là, le bât blesse, avec une rupture stylistique flagrante : on passe à l’italien, ce n’est pas si gênant. Mais Mozart n’écrivait pas de façon identique sa musique religieuse et ses partitions pour la scène ou le concert. Aussitôt les éléments du David font apport exogène au milieu du théâtre de Zaïde. Certes, ces chœurs sont splendides, prenants, mais leur nature, leur sujet, sont ailleurs. Une opposition s’installe, alors qu’on attendait une cohérence, impossible à trouver ? Dommage, car hors cette gêne dont on n’arrivera pas à accepter les ruptures, le produit est formidablement réalisé.

Raphaël Pichon et l'Ensemble Pygmalion © SF/Marco Borrelli

On est face au Rocher de la Felsenreitschule, nu, si puissant d’expression brute, avec quatre niches ouvertes seulement, un mur de prison facile à imaginer. Devant, à jardin, l’ensemble Pygmalion, que dirige de sa haute silhouette le maître d‘œuvre Pichon. Côté cour, sous les éclairages tranchants de Bertrand Couderc, l’action, sans fioriture : un jeu simple, des acteurs vrais, qui sont aussi d’excellents chanteurs. Certes, Léa Desandre manque d’appui, de grave, mais pas de fraicheur pour un Air qu’ont magnifié Lucia Popp ou Kiri Te Kanawa, et Daniel Behle de séduction tant son ténor semble désormais bien sec, mais cela va avec son rôle de méchant. Johannes Martin Kranzle est l’humanité même avec son Allazim bourru et tendre, fracassé d’émotion par le retour d’un passé qui est tout à sa décharge, puisque c’est lui qui avait sauvé le nouveau-né qui réveille ses souvenirs. Julian Prégardien est un Gomatz magnifique de sensibilité offerte, et Sabine Devieilhe est une délicate Zaïde, plus étonnante dans la véhémence de Tiger ! wetze nur die Klauen que dans son beau Ruhe sanft, tout d’émotion retenue, comme le duo avec Gomatz, Meine Seele hüpft vor Freuden, et dans Trostlos schulchzet Philomele, d’un tendresse infinie.

Sabine Devieilhe (Zaïde) Julian Pregardien (Gomatz) © SF/Marco Borrelli

Les rares ensembles, O selige Wonne, ou Freundin ! stille deine Tränen, plein de consolation, comme les interventions solistes avec le chœur, extraites de Davide penitente, sont prenantes. De fait, les interventions isolées du Chœur Pygmalion, d’une sensibilité constante, par leur présence scénique fluide, traitée par la chorégraphe Evelin Facchini comme élément dramaturgie dynamique qui entoure, protège, enferme les solistes, ainsi projetés dans une dimension dramatique à l’échelle du plateau.

Quant à l’Orchestre Pygmalion, il rayonne de toute la sensibilité à fleur d’instruments, qui est aussi la signature de Raphaël Pichon. Bref, le spectacle est superbe. Dommage vraiment, ce hiatus, entre les caractères de ses composantes. .

Pierre Flinois

Salzbourg, Felsenreitschule, le 22 août 2025.

À voir ou revoir sur ARTE Concert à partir du 24 août.

Rendering for Orchestra de Berio et la 5° Symphonie de Mahler, voisinent au Festival de Salzbourg la Zaïde de Mozart. Un rapprochement qui interroge sur l’art de recoller les fragments. Episode 1.

Royal Concertgebouw Orchestra Klaus Mäkelä © SF/Marco Borrelli

Connaissez-vous le kintsugi, cet art japonais à demi-millénaire de sublimer les cicatrices des céramiques ou porcelaines brisées, en recollant les fragments avec de la laque et de la poudre d’or ou d’argent, pour éviter que le passé, précieux comme usuel, ne finisse à la poubelle. Un art délicat, amoureux de l’objet, de la matière, qui ne cache pas l’accident, mais le magnifie dans son résultat, hybride et souvent magnifique. Une façon aussi de souligner intellectuellement la fragilité de toute chose.

Dans le domaine musical, les fragments subsistent en nombre, souvent conservés, pieusement, dans les fonds de collections spécialisées. La question qui se pose aussitôt est : faut-il les accepter tels quels, ou les compléter ? Et alors, dans quel style ? Le Requiem de Mozart, la Turandot de Puccini, la Lulu de Berg ne sont guère joués qu’avec ces apports qui leur ont permis d’atteindre une complétude devenue normalité. Ce qui n’empêche nullement de les présenter dans leur état original, comme le fit Toscanini à la création de Turandot, ou quand Christoph von Dohnanyi ne jouait que ce que Berg avait écrit de Lulu.

Le passage à Salzbourg  de l’Orchestre Royal du Concertgebouw repose à nouveau la question, en programmant Rendering for Orchestra de Luciano Berio… et Schubert

Schubert a laissé 8 symphonies achevées, dont l’Inachevée, réduite - volontairement ou non, on ne sait - à ses 2 mouvements, et nombre d’ébauches pour d’autres symphonies. De celle que l’on a répertoriée comme la 10° Symphonie, en ré majeur, D. 936 A, de 1828, des esquisses piano de 3 mouvements , notées sur 2 lignes de portée avec indications de l’orchestration, ont été identifiées en 1978. Ce qui a permis à Brian Newbould, puis à Pierre Bartholomée d’en proposer des versions exécutables, avec orchestration des éléments conservés, et composition des manques dans un style le plus proche possible de celui du compositeur.

Luciano Berio, qui a souvent plié sa créativité à la résurrection de nombres de torsos - son final de Turandot étant le plus célèbre, sinon le plus joué - a choisi, lui, en s‘attaquant à ces restes, d’en exalter les manques, en les traitant, façon kintsugi justement, avec d’autres matières musicales : les siennes, qui usent du celesta comme signature. Rendering for Orchestra est une commande du Concertgebouw, qui en assura la création à Amsterdam : les deux premières parties, par Nikolaus Harnoncourt en 1989, l’œuvre complétée à 35 minutes, par Riccardo Chailly, l’année suivante. 

Le voisinage du concert du Concertgebow à Salzbourg en tant qu’Orchestre invité, et des 3 représentations de Zaïde de Mozart dirigées par Raphaël Pichon a-t-il poussé Markus Hinterhauser ou Klaus Mäkelä à inscrire cette œuvre comme préambule à la 5° Symphonie de Mahler, point majeur du concert ? La cohérence programmatique de ces œuvres inachevées fait assurément sens. Et l’œuvre hybride de Schubert/Berio parvient sans peine à séduire dans son  esprit post-, très contemporain. Les torsos orchestrés par Berio sont parfaitement schubertiens, avec leur lyrisme mélodique à la séduction immédiate, parfois confondante de beauté. Des trois mouvements, Allegro moderato, Andante con moto, Scherzo - allegro moderato, c’est le second qui surprend par son atmosphère sombre, qui pour certains commentateurs anticipe l’univers symphonique mahlérien, dans sa façon de Notturno ivre de bois, enchanteurs, où la nuit gronde de ses mystères, ou s’éclaire d’une mélodie si délicate qu’elle pourrait s’inscrire dans Rosamonde. Les raccords de Berio offrent eux des sonorités précieuses : l’orchestre tintinnabule, glisse entre cuivres et cordes, offrant, dans un esprit japonisant, subtil et personnel, ici le balancement de l’eau qui coule, là une danse qui survient, évanescente. Morceaux fantasques, qui jouent délicieusement, sans grand bruit, avec le caractère des fragments de Schubert, en leur reprenant un peu de matière, de rythme, de couleur tout en laissant aussi deviner de subtiles anticipations/réminiscences de Berg, car ceal reste du Bério, incontestablement. Il n’y a là nulle franche opposition, mais jeu de miroirs. La question de savoir qui des fragments ou des joints sont les plus signifiants ne se pose même pas, c’est toute la magie et la modernité d’esprit de la chose. Au point que la phalange rayonne, et que Klaus Mäkelä, le geste souple, sourit. Ce qui n’empêche en rien d’insuffler de la virtuosité à cette lecture marquée du sceau de la transparence et du diaphane, mais qui apparait plus contrastée que celle de Chailly. 

Klaus Mäkelä © SF/Marco Borrelli

Mahler a lui aussi joué au reconstructeur, avec Die drei Pintos de Weber, qi'il acheva et dirigea à l'Opéra de Vienne, et fut aussi l’objet des attentions d’Ernst Krenek, puis surtout de Deryck Cooke pour faire de sa 10° Symphonie une réalité exécutable. On reste donc dans la thématique  de l’achèvement, avec sa présence en seconde partie du concert. Mais il n’y a rien à ajouter à sa 5° symphonie, qui déborde de plénitude achevée. Après le jeu de clins d’yeux complices de Berio, elle fait l’effet d’une machine formidablement réglée, que le Concertgebouw, dans son impérieuse virtuosité et son admirable musicalité, ne peut que souligner d’évidence. Cuivres ébouriffants de sureté, petite harmonie à fondre, cordes telluriques toujours en majesté, une puissance expressive implacable s’expose à chaque instant, dans une plasticité effervescente, comme une délicatesse inspirée pour le trop fameux Adagietto, soutenu, large, et bien sûr éthéré, qui font la preuve de l’exceptionnelle aptitude de l’orchestre à jouer le compositeur.

Royal Concertgebouw Orchestra Klaus Mäkelä © SF/Marco Borrelli

Rien de neuf, c’est dans sa tradition depuis 1903, et la première visite de Mahler pour diriger sa 3° Symphonie. Il devait y revenir diriger ses 2°, 4°, 5° et 7°, et laisser à Wilhelm Mengelberg, puis à Bernard Haitink construire cette tradition mahlérienne toujours  ouverte. Gageons que Klaus Mäkelä, leur lointain successeur désigné pour 2027, qui ouvrait en mai dernier, 105 ans après sa première édition, le 3° Festival Mahler du Concertgebouw, avec la 1° Symphonie, portera haut cette tradition. Son passage éclair à Salzbourg l’a confirmé haut et clair. 

Pierre Flinois

Salzbourg, Grosses Festspielhaus, le 21 août 2025

Pour découvrir Rendering de Berio :

  • Riccardo Chailly, Orchestre symphonique de Milan Giuseppe Verdi, Decca
  • Christoph Eschenbach, Orchestre de Paris, Ondine

Le Festival  d’Opéra de Munich reprend la production de l’Or du Rhin de Tobias Kratzer, créée en octobre 2024, qui s’était  avérée l’une des plus fascinantes qu’on ait pu croiser, et l’une des plus abouties qu’on ait pu entendre. Retour sur cet évènement dont on attend avec impatience la suite, avec La Walkyrie, pour juin 2026. 

L'Or du Rhin - Film muet de La descente au Nibelheim - Sean Panikkar (Loge) Nicholas Brownlee (Wotan) Figurante © Bayerische Staatsoper Manuel Braun, Jonas Dahl, Janic Bebi

De la fosse a surgi l’accord de mi bémol majeur et son long développement, sans que rien sur scène n’évoque le Rhin, ni la Nature. Elle est occupée par la nef d’une cathédrale gothique dont on n’aperçoit que quelques énormes piliers de pierre, fasciculés et baignés d’ombre. Taguée en jaune sur la paroi d’un jubé de bois qui ferme le chœur, l’inscription Gott ist tot (Dieu est mort) dit, comme le vide du vaisseau de pierre où l’on devine les  bâches d’un échafaudage de travaux, la déshérence de la religion, un des phénomènes marquants de notre époque …  

Tobias Kratzer, qui a montré, en particulier dans son Tannhäuser à Bayreuth, qu’il sait poser un regard lucide, distancié et même amusé sur le légendaire wagnérien, pose en préambule à son futur Ring munichois la question de l’identité des dieux wagnériens. Qui sont-ils en fait, eux que depuis un demi-siècle, on a débarrassé de leur divinité pour en faire si souvent des humains ? Wieland Wagner, au Nouveau Bayreuth des années 50, les montrait encore divins, mais universalisés au filtre de la mythologie grecque. Depuis les révolutions scéniques des années 1970 - et en particulier, celle du « Ring du centenaire » à Bayreuth - les dieux du Ring, tout comme les œuvres de Wagner, sont entrés dans le domaine des multiples possibles en matière d’interprétation : grands bourgeois du XIX° siècle (Chéreau, Ronconi), chefs de clan du futur (Kupfer), curistes, chefs d’armées, capitalistes, pseudo-robots, cosmonautes, clowns fardés (Freyer), maîtres de forges, ou du pétrole (Castorf), capitaines d’industrie (Tcherniakov), ou famille dysfonctionnelle façon série TV (Schwarz à Bayreuth aujourd’hui, où demain, l’IA qui créera leurs avatars nouveaux), cette incroyable diversité montre à quel point les dieux des Eddas germanisées qui servaient de figures symboliques à Wagner ont été vidées de toute divinité par l’approche historico-politico-socio-culturelle des 50 dernières années régnant sur les scènes du Regietheater et d’ailleurs… D’où, paradoxalement, et malgré cette incontestable richesse d’éclairages, l’impression de déjà vu qui s’impose souvent, particulièrement dans L’Or du Rhin.

Ce ne sera pas le cas ici, tant la réponse fournie par Tobias Kratzer, qui propose de retrouver leur vérité, non pour réinstaller un panthéon mort, mais pour démonter les mécanismes de leur prétendue puissance au regard de l’époque, avec comme principaux vecteurs d’analyse l’ironie et le rire, sera originale et surtout impitoyable : voici des faiseurs d’illusion, des arrivistes dépassés ,qui ne maîtrisent plus rien.

On commence par un type en pantacourt et sweat, visiblement venu dans la cathédrale pour en finir avec la vie. Le courage lui manquera pour le geste ultime quand son attention sera focalisée par 3 nanas aussi mal attifées que lui qui viennent  déplacer une dalle du sol, pour libérer une bulle d’or qui s’élève d’un jet vers les voûtes, avant de retomber dans sa cachette, où elle s’endort. Le suicidaire questionne, les filles bavardent, trop, et survient le vol qui régénère le désespéré. De la pénombre de l'échafaudage surgit lentement une tribu, qui campe là, faute de mieux, et s’installe autour d’un feu de camp, pour ressasser sa perte d’influence. Leur chef, le dieu Wotan, a confié la rénovation de son image de marque à deux prêtres, encore prêts à l’adorer. Voici qu’ils exposent leur campagne de promotion : bannière déroulante portant un  « Ton Walhall, ton Wotan », modèle de statuette du dieu à éditer en nombre...

Nicholas Brownlee (Wotan) Ekaterina Gubanova (Fricka) Bayerische Staatsoper © W.Hoesl.

Tout est prêt, sauf que le contrat est renié par le client. Les influenceurs enlèvent la belle Freia, tandis que le coach personnel de Wotan, un jeune portant beau nommé Loge, grand fumeur, hautain et distant, explique au dieu qu’il doit s’emparer de l’Or du lourdaud, nommé Alberich. La descente à Nibelheim, petite ville de la banlieue d’une mégapole lointaine, est hilarante : projeté en grand format, le voyage montre le dieu ahuri découvrant le monde humain d’aujourd’hui : l’avion, les rues de New York, le garage où le nain et son frère concoctent des objets de domination, fusils d'assaut et matériel électronique.

L'Or du Rhin Nibelheim Matthias Klink (Mime) Sean Panikkar (Loge) Martin Winckler (Alberich) Nicholas Brownlee (Wotan) Ekaterina Gubanova (Fricka) Bayerische Staatsoper © Geoffroy_Schied

Transformations avec impressionnant dragon invisible secouant la porte du garage, et retour hilarant avec le crapaud dans un Tupperware, que Wotan aurait bien du mal à faire passer à la douane sans l’aide inventive de Loge mettant le feu à une poubelle … La suite est connue, qui traite avec cruauté un Alberich entièrement nu, et provoque le meurtre d’un des prêtres par son acolyte. Peu importe la malédiction, avec l’Or en main, Wotan a gagné la première manche, et les dieux remis à flots par sa bonne fortune passagère auront droit à leur triomphe en investissant le Walhall qui, bâches tombées, s’avère être un somptueux retable néo-gothique où chacun d’eux s’installe en majesté, tandis qu’une humanité nombreuse et muette vient contempler ses nouveaux maîtres, sans rien savoir de leurs méfaits, Quels regards porteront-ils  sur leur chute à la fin du Crépuscule des dieux ? 

L'Or du Rhin - Final 2024 Bayerische Staatsoper © W. Hoest

À travers un théâtre aussi animé et palpitant qu’irrésistible - et on témoigne à cette deuxième rencontre qu’il ne perd rien de son mordant à être revu – Kratzer  propose des réponses claires à ses questions, montrant ce que ces faux dieux-là peuvent apporter à notre aujourd’hui si riche en manipulations de masses. Et son Or du Rhin interroge d’avance sur la façon dont il prolongera son propos au long des 3 journées restant à venir, qu’on attend avec impatience.

Réussite égale au plan musical, même s’il n’est pas aussi novateur. On restait ici sous le charme ébloui du dernier Ring de Kirill Petrenko, été 2018. Vladimir Jurowski l’engage sur un chemin aussi narratif que son compatriote russe. Il n’en a pas la même magie du détail, ni sa dynamique irrésistible, mais il sait forger à la fois un récit en mouvement perpétuel, et un tableau sonore somptueux, immédiatement séduisant, qui ne marque jamais de pause. Et qui ne rivalise en rien avec la dynamique théâtrale, tant il est en phase avec elle, le naturel et l’allant soulignant parfaitement tout ce que le production peut avoir de distancié par rapport à la tradition, et d’intégration dans la modernité. La clarté est le maître-mot, et le Bayerisches Staatsorchester la rend avec une splendeur qui dit son niveau préservé et sa tradition renouvelée, d’autant que la battue du chef magnifie à chaque instant son rôle de vecteur premier de l’action, dans la plus pure tradition wagnérienne.

La distribution, pratiquement identique à celle d’octobre suit parfaitement. D’abord parce tous sont d’admirables acteurs qui s’amusent à jouer le propos décapant du metteur en scène, et qu’ils sont aussi une équipe, cohérente et homogène, On retrouve avec joie le Wotan de Nicholas Brownlee, qui sera celui de Bayreuth en 2026 - épatant, vocalement très à l’aise, irrésistible comédien, assurant à merveille le côté roublard étonné et prétentieux que lui a construit Kratzer. Complice majeur, le Loge de Sean Panikkar, magnifique d’élégance indifférente, et vrai meneur de jeu, chante à ravir en se positionnant en équilibre entre le Heldentenor et le ténor de caractère. Mime pleurnichard parfait de Matthias Klink, Géants bien distincts, entre le méchant Fafner de Timo Rihonen et l’amoureux Fasolt de Matthew Rose. Fricka d’Ekaterina Gubanova, superbe en octobre, ici encombrée de timbre, et de fait minaudante, et Erda magnifique de ton et prenante de Wiebke Lehmkuhl. Donner puissant de Milan Siljanov et Froh déjà très Heldentenor de Ian Koziara. Belle Freia transformée en pendule de Mirjam Mesak, et ensemble des Filles du Rhin (Sarah Brady, Verity Wingate et Yajie Zhang) vivifiant. Seul nouveau, l’Alberich de Martin Winkler, pilier de la maison, qu’on sait bête de scène impayable (son Frank tient l’acte III de La Chauve-Souris à lui seul). S’il n’a pas toute la puissance éruptive et maléfique pour clamer la malédiction, qui tient plutôt de la déchirure, il est sidérant de présence à la scène III et captive le regard  par l’intensité de son jeu en prisonnier  maltraité et vite revanchard. Magistrale soirée !

Pierre Flinois

Munich, Bayerische Staatsoper, le 31 juillet.

Pour poursuivre : La Walkyrie, les 25 et 28 juin, 1°, 4 et 8 juillet 2026.

Quatrième et dernière apparition à Bayreuth de la médiocre production de Lohengrin présentée en 2018, reprise en 2019, puis, vu les incidences du Covid sur la programmation, en 2022 seulement. C’est la présence de Christian Thielemann dans l’abîme mystique qu’on applaudit, tant sa direction stupéfiante d’attention et d‘équilibre permet à l’orchestre du Festival d’atteindre des sommets de beauté formelle.

Au Festival d’Opéra de Munich, reprise de la production de l’opéra de Dvorak, signée Martin Kusej, vieille de 15 ans déjà, et qui sert de cadre encore efficace à la Rusalka déchirante et somptueuse d’Asmik Grigoria

Asmik Grigorian (Rusalka) Bayerische Staatsoper © W. Hoesl.

Le Festival d’Opéra de Munich a ceci de particulier qu’il reprend nombre de productions de la saison écoulée, en y ajoutant deux nouveaux titres (cet été, le Don Giovanni de Mozart à la Staatsoper, et la Pénélope de Fauré au Prinzregententheater), ce qui fait que malgré son exceptionnelle qualité, il ne s’inscrit pas - à tort - au même rang de célébrité que ses illustres voisins de Bayreuth et Salzbourg, à deux heures chacun, quand les travaux de la Deutsche Bahn désormais réputée pour ses retards chroniques, les embouteillages des autoroutes en rénovation, ou la perte des bagages à l’aéroport de Munich ne rendent pas la relation incertaine.

On en a du coup oublié que, fondé un an avant Bayreuth, l’été 1875, le Festival fêtait ses 150 ans cet été, sans qu’on en fasse un événement exceptionnel, marqué par une programmation inventée pour l’occasion. La qualité supérieure suffit ici à remplir les salles. 

Cet été, on aura préféré les reprises aux deux nouveautés. On ne peut qu’approuver l’installation au répertoire de la Staatsoper de la très rare Pénélope de Fauré, mais la distribution ne comportant qu’un seul chanteur francophone, une hérésie aujourd’hui pour pareil monument de subtilité linguistique, on lui a préféré la reprise de Rusalka, sacrifiant ainsi au culte de la diva. Reprise qui s’est effectivement avérée  exceptionnelle, de par la présence d’Asmik Grigorian qui a déjà subjugué Prague, Madrid et Londres dans le rôle de l’ondine amoureuse du prince charmant..

Ce fut l’occasion de croiser une production vieille de presque 15 ans, qui avait fait quelque peu scandale en 2010 ; c’est que Martin Kusej avait traité l’œuvre de Dvorak comme il se doit aujourd’hui, sous le regard du psychanaliste. Pas d’étang, pas de forêt, pas de lune romantique, la Nature est ici renvoyée au grand tableau d’un lac étale glissé entre des monts alpestres : un clin d’œil au naturalisme féérique de l’œuvre, mais figé une fois pour toute comme fond de scène à l'acte I. Au devant, trône le fauteuil de Jezibaba, la réputée sorcière. Mais surtout pas de naïades, ni d’Ondin. Ça, c’était du temps de la production signée Otto Schenk et Günther Schneider-Siemssen, en 1981, avec la radieuse Hildegard Behrens. Pas de conte de fées, donc, mais du sordide : l’Ondin est un maquereau, qui garde ses filles, et les punit en abusant d’elles sexuellement, dans un vaste local en béton, qui surgira des dessous, sinistre malgré quelques divans et coussins posés çà et là. Sa fille préférée, Rusalka, sommeille, indifférente, sur un divan décati.

La lune pour la fameuse Invocation est une boule de verre design qu’elle brisera en la jetant au sol. Pas de transformation physique non plus, hors le mutisme imposé à la nouvelle humaine, et les jambes arquées qu’elle montrera  tout l’acte II. Là, au Palais du Prince, érigé selon les règles esthétiques de l’architecture moderne la plus froide, Rusalka subira les avanies du désamour du Prince, qui sautera la princesse étrangère sous ses yeux, ce que le Chœur des invités, ruisselant de blanc lumineux,  et portant les dépouilles de biches tués à la chasse, soulignera dans un tableau onirique de toute beauté comme symbole de toutes les violences faites aux femmes. La délaissée ne pourra que se réfugier dans un aquarium - son milieu naturel, telle une Ophélie échappant à la noyade, avant de fuir pour retrouver le dortoir des filles de son monde souterrain, et offrir finalement la mort et son pardon au Prince qui aura enfin ouvert les yeux, dans un duo irradiant.  

Asmik Grigorian (Rusalka) Bayerische Staatsoper © W. Hoesl.

La production tient encore parfaitement la scène - à Munich les scandales sont vite digérés - elle semble même presque sage aujourd’hui, et Asmik Grigorian, qui y a déjà endossé le rôle-titre en 2022, fait mieux que s’y intègrer. Avec elle, on oublie les facilités et autres poncifs du metteur en scène, tant elle subjugue, en bête de scène s’exprimant autant par le corps, le visage, le geste que par un chant souverain qui distille une émotion palpable. Et sa sensibilité à fleur de bouche est celle de l’insolence d’un chant naturel et captivant de bout en bout, qui joue avec une sensibilité folle aux couleurs et aux possibilités de son instrument. Ainsi l’Invocation à la lune parait retenue, non démonstrative, mais c’est pour mieux captiver par son mystère et son introversion, faisant oublier le contexte de l’affreux sous-sol où elel est chantée La demande de changement de nature à Jezibaba est d’une délicatesse de suppliante. L’acte  qui la veut muette ne perd rien en présence, et le duo final, débordant d’un maelström d’émotions, est bouleversant.

Bref, on ne regarde qu’elle, parce qu’elle transcende la production, mais elle n’écrase pas pour autant ses partenaires, à commencer par l’excellent Prince de Pavol Breslik, au timbre  généreux, au legato fort séduisant, dont la douceur mélancolique n’exclut pas un aigu rayonnant, et surtout jamais forcé. Okka von der Damerau est une Jezibaba maternelle plus qu’effrayante, alors que l’Ondin de Christof Fischesser reste une des basses majeures de la maison munichoise. La Princesse étrangère d’Elen Guseva, belle et bien chantante, les délicieux Garde-Forestier et Marmiton de Kevin Conners et Ekaterina Buachidze sont comme les 3 naïades de Mirjam Mesak, Arnhelour Eiriksdottir et Natalie Lewis, irréprochables. 

La direction très allante d’Edward Gardner compte aussi beaucoup dans la réussite de la soirée. Certes, on a entendu à l’orchestre des couleurs slaves plus affirmées encore, mais la partition si délicate de Dvorak brille ici de mille feux, tant l'orchestre sent la délicatesse de cette partition et les Chœurs ne sont pas en reste. Une grande soirée.

Asmik Grigorian (Rusalka) Bayerische Staatsoper © W. Hoesl.

Pierre Flinois

Munich, Bayerische Staatsoper, le 29 juillet.

À  voir en vidéo : la Rusalka d’Asmik Grigorian, à Madrid, dans la production de Christof Loy, dirigée par Ivor Bolton. DVD Cmajor.

Deux reprises de Lohengrin, à deux jours de distance, et dans les 2 capitales wagnériennes de Bavière, Bayreuth et Munich, la proximité géographique et temporelle assez rare pour ne pas aller comparer. D’autant qu’elles affichent le même interprète du Chevalier au cygne : Piotr Beczala, exceptionnel.

Piotr Beczala (Lohengrin) © G.Schied

À Munich, depuis des décennies, c’est plus souvent par la fosse et le plateau vocal que Lohengrin convainc. Ni August Everding qui effaçait en 1978 sa banalité dans le décoratif d’Ernst Fuchs, le pape du réalisme fantastique viennois, ni Richard Jones et Ultz, en 2009, avec la construction du cosy home bavarois d’un couple amené à ne pas durer, n’avaient vraiment marqué. C’est à René Kollo, à Jonas Kaufmann, à Catarina Ligendza, à Anja Harteros qu’on pense d’abord pour évoquer ces époques lointaines.

La production actuelle est l’une des premières voulues par Serge Dorny, en 2022 et ne fait pas vraiment mieux. Elle sacrifie à la mode du moment, qui veut que Lohengrin sorte du peuple, et non d’un lointain royaume inaccessible - Piotr Beczala aura l’air ahuri qui convient en découvrant que c’est lui qui s’y colle, après quelques autres qui ont refusé d’assumer la défense d’Elsa. Cela permet généralement une critique acerbe du rôle de sauveur qui devient rapidement un protecteur / dictateur potentiel. Après tout, c’est d’abord le sujet de Rienzi, fort bien traité, et si Lohengrin est des drames wagnériens le plus proche du premier immense succès de Wagner en 1842, est-ce une raison pour lui appliquer comme ligne directrice ce thème forcément réducteur ? Si Katharina Wagner à ses débuts de metteuse en scène à Budapest le montrait ainsi, Kornel Mundruczo ne tire rien ici de ce parti qu’il n’exploite qu’un instant, laissant, faute de grande idée structurante, sa production se diluer dans le décor de Monika Pormale, un parallélépipède blanc, sans la moindre échappée, avec deux  monticules herbeux aux deux angles visibles, portant chacun un arbre chétif.

Le duel Lohengrin Telramund © G.Schied

L’Escaut se résume à un petit plan d’eau enroché, qui masque le trou du souffleur. Côté costumes, signés Anna Axer Fijalkowska, chacun est vêtu très uniformément de blanc, cassé de teintes douces - on ne distingue le roi que par ses lunettes cerclées de noir. Effet de masse, certes, dont le metteur en scène ne tire rien de fort, contrairement à ce qu’avait réalisé Andreas Kriegenburg dans son beau Ring des années 2010, où les « statisten » créaient littéralement une partie de l‘action. Le vide, donc, pas de cygne, pas de miracle, du banal, du terre à terre ! À l’acte II,  un grand  portail de pierre avec balcon s’intègre à la paroi du fond, précédé d’une cour anglaise invisible avec balustrade, destinée surtout à canaliser les longs cortèges fluides et rapides, qui se forment sous des guirlandes mal tendues. Pour l’action, il faudra surtout compter sur l’Ortrud d’Anja Kampe et le Telrarmund de Wolfgang Koch, en grande forme tous deux, pour que leur formidable duo noir existe. La confrontation qui suivra en fin d’acte sera, elle, lénifiante de placidité, d’autant qu’on s’y ingénie à transformer le héros en pingouin, et l’héroïne en soleil orangé… À l’acte III, après une scène de la Chambre inexistante, où Lohengrin chante «  nous sommes seuls » devant  tout le chœur présent, le final sera identifié pour longtemps  par la très lente descente d’une gigantesque météorite noire qui viendra occuper la majorité de l’espace, lourd symbole d’écrasement, déjà croisé dans d’autres productions récentes d’autres œuvres. Mais l’investir maladroitement pour le Récit du Graal - monter un escalier caché, de profil, c’est redoutable, le descendre c’est pire - pour qu’Elsa y demeure solitaire quand tout le monde finira écroulé au sol restera le seul mystère d’un opéra qu’on en aura privé par ailleurs.

Le récit du Graal © G.Schied

Reste une fois de plus le pan musical pour sauver la soirée. Chance, on retrouve Piotr Beczala, Lohengrin impérial à Bastille voici 2 ans , et tout aussi superbe ; le moelleux du timbre, la beauté des aigus, l’élégance de la ligne, jamais forcée, le chatoiement des couleurs, le legato si parfaitement utilisé, qui accentue le côté mystérieux du personnage, face à une vaillance qui lui est venue peu à peu depuis sa prise de rôle voici bientôt 10 ans, tout est aboutissement, qui fait du ténor polonais le meilleur interprète du rôle aujourd’hui, même s’il n’a pas la poésie rêveuse et introvertie de Jonas Kaufmann naguère.

En revanche avec Rachel Willis-Sørensen, qu’on a vu éclore ici dans l’Elena des Vêpres siciliennes, voici 7 ans, on quitte le domaine de l’exceptionnel. Cette voix aux possibilités énormes, semble ne pas savoir encore parfaitement les utiliser : le chant peut être somptueux, mais il y a toujours ici ou là une petite faiblesse de finition, la tenue d’une phrase, d’un mot qui semblent échapper soudain à la perfection de la ligne, ces petits riens qui effacent la magie de ce qui précède. Manque de discipline instrumentale, de contrôle ? C’est rageant. Guère servie par ses costumes, un sweat-shirt et un pantalon moulants qui mettent en valeur son peu de naturel à jouer, son Elsa imparfaite est une déception à la mesure de ce qu’on y attendait.

Piotr Beczala (Lohengrin) Rachel Willis-Sørensen (Elsa de Brabant) © G.Schied

On a écrit plus haut la forme vocale d’exception d’Anja Kampe et de Wolfgang Koch, qui assurent l’équilibre des enjeux dramatiques. Ce n’est pas le cas du Roi Henri de René Pape, désormais soixantenaire, et qui après 37 ans de carrière a assurer la rigueur  les lignes aussi parfaitement qu’autrefois, mais reste néanmoins, côté timbre, le témoin d’un passé somptueux. Le Hérault de Kostas Smoriginas ne manque pas d’impact ni  de présence. Les petits rôles sont excellents, et les chœurs sont eux exceptionnels de matière sonore, de cohésion, de subtilité.  

Tout cela fait certes un beau Lohengrin de répertoire, mais pas une soirée d’exception, même si Sebastian Weigle s’entend à merveille avec l’orchestre de la Staatsoper et tient ainsi la soirée d’un bout à l’autre avec le sens dramatique requis, après un beau prélude très construit, sinon très signifiant. Cela convainc, assurément, mais cela n’emporte pas dans les sphères de la fascination. Deux jours plus tard, face à l’exceptionnel niveau de ce que fait Christian Thielemann dans la fosse à Bayreuth, on relativisera les qualités de cette direction, achevée, mais pas sidérante.

Pierre Flinois

Munich, Bayerische Staatsoper, le 30 juillet

Archives : Festivals / Munich / Lohengrin au Festival de Munich 1978

Quatrième et dernière apparition à Bayreuth de la médiocre production de Lohengrin présentée en 2018, reprise en 2019, puis, vu les incidences du Covid sur la programmation, en 2022 seulement. C’est la présence de Christian Thielemann dans l’abîme mystique qu’on applaudit, tant sa direction stupéfiante d’attention et d‘équilibre permet à l’orchestre du Festival d’atteindre des sommets de beauté formelle.

Piotr Beczała (Lohengrin). Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath-press



À Bayreuth, une nouvelle production de Lohengrin est annoncée pour 2027, avec pour héros le ténor américain Michael Spires - qui y chante cet été Siegmund et Walther. En attendant, le Festival propose pour la quatrième et dernière fois la reprise de la médiocre production de Yuval Sharon, créée en 2018, reprise en 2019, puis ,vu les incidences du Covid sur la programmation, en 2022 seulement. 

Ce n’est assurément pas pour la revoir qu’on revenait à Bayreuth cet été, mais bien pour ce qu’on espérait entendre surgir de l’abîme mystique, ainsi que pour la première apparition d‘Elza van den Heever sur la Colline verte, que l’on pourra réentendre en Sieglinde et dans la IX° Symphonie de Beethoven l’été prochain.

La production, assurément, n’a pas changé. Elle ne dérange en fait que ceux qui cherchent en sus d’une direction d’acteur d’exception, un travail sur le sous-texte, les contenus possibles, les éclairages révélateurs, en parallèle au respect de ce que disent la partition et l’esprit de l’œuvre, tout ce qui peut faire la richesse (mais aussi hélas, l’impasse) du travail de mise en scène contemporaine. Katharina Wagner n’avait pas fait le meilleur choix à l’époque, mais suite au retrait d’Alvis Hermanis du projet initial, Sharon n’était qu’un remplaçant de quasi-dernière heure.   

Les idées fortes de son projet ? La maltraitance faite aux femmes, vue de façon simpliste : Elsa de Brabant, déjà ligotée à son apparition devant le Roi, bientôt menée au bûcher,

Elza van den Heever (Elsa von Brabant), Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath-press

est certes libérée par l’arrivée du héros de son rêve, mais pour être à nouveau entravée, au duo de la chambre, lourd symbole de la domination autoritaire d’un mari qui ne veut pas d’une femme libre.

La société ne fait guère mieux avec ses suivantes au cortège nuptial, par ailleurs d’une pauvreté scénique  aussi répétitive que désespérante. Et puisqu’il faut bien une idée «éclairante», Sharon avait repris celle décorateur Neo Rauch qui, à l’écoute du Prélude, avait eu la vision d’un pylône électrique dans un paysage bleuté. Nous voilà donc avec une panne générale d’électricité en Brabant, que l’ingénieur Lohengrin vient réparer en atterrissant avec son drone en forme d’albatros en plastique blanc, au sommet d’un transformateur dont les grands isolateurs sont tombés au sol… Tous les personnages sont pourvus d’ailes de coléoptères (une mutation génétique ?), et puisqu’on est à Anvers, tous portent des cols blancs façon Tableaux hollandais du XVII° siècle (le Roi a droit à de la dentelle froufroutante, Lohengrin à une fraise pour son mariage), qui permettent de les distinguer un peu dans la pénombre. Le peuple porte bonnet, les coiffures des grands sont poudrées de gris, et Ortrud a un sac à main chic…  Ajoutons l’apparition finale de Gottfried, le frère d’Elsa, en Petit bonhomme vert Cetelem, parfaitement risible.

Elza van den Heever (Elsa von Brabant), un figurant du Bayreuther Festspiele (Gottfried). Au fond : Piotr Beczała (Lohengrin). Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath-press
Lohengrin Acte 1. Choeurs du Bayreuther Festspiele. Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath-press

Et pour ce qui est de l’action du drame wagnérien ? Le combat dans les airs qui s’achève vite au sol, est du plus haut grotesque, la première scène de l’acte II, si dramatique est d’un noir tel qu’on n’en distingue rien, sauf la tour d’Elsa au loin, devant des belles aquarelles de ciels bleus profonds et  tourmentés.  Et on finira par le départ prosaïque du héros sans aucun mystère, laissant derrière lui un cadavre et deux femmes défaites, et un Brabant sans avenir clair. Rien à attendre de tout cela, tant Sharon s’était révélé un piètre meneur de foules, et un directeur d’acteurs d’une parfaite platitude. L’œil se contente donc de l‘esthétique néo-surréaliste du tandem Rosa Loy et Neo Rauch, que le public a huées aux saluts, prenant sans doute la costumière et le décorateur pour le metteur en scène qui, lui, ne s’est pas même déplacé à Bayreuth cet été … Du bleu partout, sauf pour la chambre des jeunes mariés qui éclate d’orange,

Lohengrin IActe III) Elza van den Heever (Elsa von Brabant), Piotr Beczała (Lohengrin).
Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath-press

des espaces monumentaux mal utilisés… une forme de banalisation visuelle façon BD de Science Fiction des années 40-50, sans les moyens technologiques du cinéma.

Reste donc à se tourner vers la fosse, où Christian Thielemann revient après deux ans d’absence à Bayreuth, et c’est le point incontestable de cette soirée de première d’une série de quatre représentations

Dès le Prélude, le chef prend son temps, très attentif à sculpter le son, admirablement structuré, équilibré, jamais forcé. Et ce qui frappe, c’est ici la retenue, le refus de l’éclat gratuit, ce sans jamais rien perdre de la dynamique de la partition, ce qui sera la grande leçon de la soirée, particulièrement à l’acte II où, tenant compte du fait que l’Ortrud de Miina-Liisa Värelä n’est guère en voix, il façonne un univers orchestral global comme suspendu dans l’éther, même quand la partition gronde au duo de Telramund et Ortrud, où à l’affrontement des deux femmes en chemin vers les noces. Une leçon aussi stupéfiante de sensibilité dramatique que de poésie frémissante ! 

C’est aussi l’occasion d’apprécier le travail de Thomas Eitler de Lint, qui a pris cet été la succession d’Eberhard Friedrich, le chef des Chœurs qui les dirigeait depuis 2000, et qui a su conserver leur tradition d’excellence. Malgré une réduction des effectifs d’une vingtaine de solistes, annoncée l’an dernier, et quelques - rares - décalages, la qualité demeure, éblouissante : précision, lisibilité, cohérence, et présence vocale magistrale, qui compense leur pauvre utilisation dramatique sur le plateau.  

Thielemann aura donc dirigé les quatre années de cette production, tandis que la distribution a été entièrement renouvelée ; on retrouve d’abord le Lohengrin de Piotr Beczala, entendu 2 jours plus tôt à Munich, sans que la voix accuse ici la moindre fatigue, hors un court instant moins bien projeté aux Adieux. Elle semble même plus libre, plus assurée encore qu’à Munich, question d’entente avec le chef, car il reprend ici un spectacle où, plutôt prudent en 2018, il avait trouvé ses marques, tant son timbre velouté et son legato parfait se trouvent à l’aise dans la battue de Thielemann, qui semble désormais très attentive à ses chanteurs. Et le personnage est autrement présent, dans une production qu’il connaît de fait bien, même s’il l’a laissée entretemps à Klaus Florian Vogt, qui chante désormais Siegfried.

Face à cet idéal, Elza van den Heever, forte de ses récentes  prestations de « grand soprano lyrique » qui ont ébloui Baden-Baden (l’Impératrice et la Chrysothemis de Strauss), Paris (La Vestale), Milan et Paris au TCE (Sieglinde), New-York (Salomé) a la voix idéale pour Elsa, qu’elle a déjà chantée entre autres à Vienne et à Frankfort. La stabilité et la tenue de la ligne de chant, d’une sureté à toute épreuve, le timbre lumineux et chaleureux, la gestion instrumentale du son, faite pour s’intégrer à celui de l’orchestre, sont ici d’une rare beauté.

Un petit regret, le personnage, pris dans les rets de la production qui a si peu de contenu psychologique, exprime trop peu d’émotion, d’autant qu’à jouer le jeu de la victime, elle donne à la prière et à la scène du balcon une forme de naïveté qui ne sied pas à une princesse même malmenée. Espérons qu’elle se soit libérée aux représentations suivantes comme elle le fait à l’acte III.

Olafur Sigurdarson campe un Telramund puissant, et bûté, tandis que Miina-Liisa Värelä passe  étonnamment à travers Ortrud sans marquer vraiment ni vocalement, ni théâtralement.

Olafur Sigurdarson (Friedrich von Telramund), Miina-Liisa Värelä (Ortrud), Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath-press

Andreas Bauer Kanabas, qui remplace au pied levé Mika Kares, malade, le fait d’un timbre profond, majestueux et fortement coloré, peu importe que la voix bouge un peu.  Enfin Michael Kupfer-Redecky compose un Hérault  parfaitement adéquat.

Pierre Flinois

Bayreuth, Fespielhaus, le 1° août

Voir la captation de 2018 : Christian Thielemann, Yuval Sharon, Piotr Beczala, Anja Harteros, Thomas Konieczny, Waltraud Meier, Georg Zeppenfeld.  DG - 2 DVD 00044007356166

Ausrine Stundyte © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

Si le Festival de Salzbourg, c'est avant tout de grands spectacles et concerts, à l'échelle de la réputation du lieu, on y trouve, plus rares, plus intimes, des évènements autrement ramassés, dans leur rapport aux lieux, dans leur ampleur même, et leur impact, moins grandiose, pas moins prenant. On en a croisé deux, vrais moments d’exception, dont la brièveté - à peine une heure - n’est pas la moindre des qualités, pour célébrer le trio Schönberg, Webern et Mahler, ainsi que Stravinsky, vraies sources d’un plaisir infini.

One morning turns into an eternity

À commencer par celui monté par Peter Sellars et Esa-Pekka Salonen à la Felsenreitschule, qui associe l’explosif Erwartung d’Arnold Schönberg, les Cinq pièces pour orchestre op.10 d’Anton Webern, si apaisées et Der Abschied, le sublime sixième et dernier mouvement de Das Lied von der Erde de Gustav Mahler. Trois « pierres blanches » des révolutions musicales des années 1908 à 1913 à Vienne, proposées ici dans une continuité inédite qui dit l’attente, puis l’acceptation de la mort, de l’éternité qui s’impose toujours avec elle, en une fresque intense qui s’inscrit parmi les plus beaux spectacles du metteur en scène américain, qui retrouve ici sa veine créative la plus exaltante.

En pénétrant dans le Manège aux chevaux, le regard est happé par la présence à cour de 9 totems posés sur un immense sol de miroirs : minces cylindres d’inox brillant, ornés d’ailerons pivotants, et de  projecteurs  qui avant même le début du spectacle transforment le fameux mur de fond de scène et ses niches baroques  en un enchantement de reflets lumineux diffractés dans tout l’espace.

Photo P. Flinois

Trois gros galets gris mat et une aire de jeu limitée par des torsades de cables barbelés complètent le dispositif, signé du vieux et meilleur complice de Sellars, George Tsypin. On se souvient encore de l’éblouissant décor de bois flottant au dessus du plateau du Saint François d’Assise de Messiaen, en 1992, magnifiant lui aussi les incroyables potentialités d’un lieu, qui n’en finit pas d’émerveiller, pour autant qu’on sache intégrer sa puissance expressive propre à ce qu’on y montre. C'est bien le cas ici.

Et pour exalter ces potentialités, Sellars a fait appel à un autre vieux complice, lui aussi du Saint François précité, James F. Ingalls, qui a récemment enchanté la scène du Jeu de paume au Festival d’Aix-en-Provence pour l’hypnotique The nine jewelled Deer de Ganavya Doraiswamy et Sivan Eldar (voir Opéra-Magazine de septembre). Il applique ici parfaitement un aphorisme de Bob Wilson, décédé 2 jours plus tôt, à qui la soirée est dédiée par le Festival : « La lumière est ce qui crée l’espace ». On ne peut mieux dire devant pareille fête visuelle.

© Salzburger Festspiele /Ruth Walz

Une femme à la courte chevelure de jais, pieds nus, bustier et pantalon noirs, se glisse entre les galets jusque devant la forêt de cylindres, liane vive, tous sens dehors : c’est Ausrine Stundyte, qui a retrouvé une fraicheur vocale un peu perdue,  ici même, l’été 2024, entre cris et stridences audibles dans L’idiot de Mieczyslaw Weinberg. C’est la Femme qui attend, choquée, désespérée par la disparition de son amant qu’elle devait retrouver dans la forêt. Deux hommes jettent soudain à ses pieds un sac mortuaire, qui pourrait contenir les restes de l’être aimé, ce qu’elle se gardera de vérifier, pour garder l’espoir, ressasser la jalousie, l’amour trahi, en un dialogue obstiné et interrogatif à une seule voix, celle de qui se refuse au fait perdu dans son délire : car c’est elle qui a tué l’infidèle. Les vertiges de la folie qui vient sont alors la réponse finale, avant qu’elle ne disparaisse dans l’ombre avec le sac funèbre qu’elle porte à moitié.

Ausrine Stundyte © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

Formidablement modelée par un Sellars à son meilleur comme créateur de densité scénique et de geste qui se fait forme et dessin, l’actrice est d’une incroyable mobilité, de corps, de visage, expansive ou ramassée, comme quand elle se pose sur un rocher, telle Ariane attendant Thésée. La chanteuse a retrouvé ce rien de souplesse, de stabilité, de ductilité, de mordant, qui manquaient un peu l’été dernier.

Ausrine Stundyte © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

Et le folie de son Attente s’impose aisément sur le tapis sonore des Wiener Philharmoniker, qui murmurent de tous leurs instruments, d’absolues merveilles quasi-chambristes, ce d’autant plus qu’Esa-Pekka Salonen joue la tradition d’un son viennois aussi séduisant que chaleureux, plutôt que celle, froide, coupante parfois, des conceptions de l’œuvre plus engagées dans la modernité.

Les 5 pièces de Webern passent alors comme un instant de respiration, purement orchestrale, d’apaisement, telle une métaphore de l’évolution de la Femme. Une autre s’est introduite dans la forêt pendant que la première s’effaçait. Une autre, mais la même aussi, plus apaisée, moins tendue, moins torturée : la mezzo Fleur Barron, qui remplace presque au pied levé Wiebke Lehmkuhl empêchée. Longue robe noire, longue chevelure, noire aussi, calme, domination du propos, avançant vers la libération finale.

Fleur Barron © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

Sellars écrit inviter le spectateur à « un voyage introspectif, où le chagrin et la rage cèdent la place à la révélation et à la transcendance ». C’est bien cela qu’on ressent. Mais tout n’est-il pas qu’illusion ? Il confirme en faisant projeter un moment l’image d’une niche lumineuse contenant quelques vases vus à contre jour : le mythe de la caverne, qui vient souligner l’impossibilité à dire, à percevoir, le réel. Qui part ? Qui meurt ?  Mahler lui-même, avec les poèmes traduits par Hans Bethge, laisse la porte ouverte…Mais sa partition porte son infinie consolation/acceptation – comment ne pas citer le déchirant solo de flûte de Karkheinz Schütz ? - La chanteuse, corps moins ductile, moins frénétique, beau timbre, voix longue, expressive, mais pas totalement marquante - on en a connu tant d’immenses en cet Adieu - va porter elle aussi ce renoncement - « Alle Sehnsucht  will nun traümen  (Tout désir va désormais être rêve) chante t-elle - dont l’orchestre va de toutes ses caresses et rutilances tracer le cheminement vers cette fin qui dit le devenir éternel. « Ewig ! Ewig ! (Eternellement) ». Irrésistible à nouveau. On peut trouver la conception globale d’un esthétisme forcené, certes, mais elle est d’une sensibilité saisissante, ce qu’à visiblement partagé un public conquis.

Pierre Flinois

Salzbourg, Felsenreitschule, le 2 août 2025

Voir ou revoir : Salzbourg, Felsenreitschule, les 10, 15 et 18 août.