Le Festival de Bayreuth, le plus ancien de tous les festivals lyriques actuels, fêtera ses 150 ans en juillet /août 2026, avec pour la première fois à son programme, l’apparition de Rienzi sur la scène du Festspielhaus.
C’était il y a quarante neuf ans déjà ! En 1976, le Festival de Bayreuth avait réussi à faire de son centenaire un événement mondial, tant le Ring de Wagner, monté par une équipe française y avait marqué l’Histoire : Pierre Boulez, Patrice Chéreau avec Richard Peduzzi et Jacques Schmidt entraient dans la légende du lieu, en bouleversant la représentation wagnérienne par une modernité de ton, d’esprit et de vision qui avait provoqué un rejet et un scandale absolu. Mais qui avait été fêtée, 5 ans plus tard, par une heure et demi d’applaudissements enthousiastes.
Une révolution qui mettait définitivement fin à l’ère du Neues Bayreuth de Wieland Wagner, décédé en 1966, qui avait pourtant, lui aussi, révolutionné à partir de 1951, la mise en-scène des œuvres de Wagner en particulier, et d’opéra en général, de façon indélébile. Ce Ring de Chéreau/Boulez ouvrit la voie à un demi-siècle de créativité, parfois outrée, restée permanente sur les scènes lyriques du monde entier. N’oublions pas que le seul testament artistique de Richard Wagner fut la phrase : « Kinder, schafft Neues ! » (les enfants, faites du neuf !
Après la mort de l’ainé des petits-fils de Wagner, son frère Wolfgang avait transformé dès 1967 Bayreuth en Atelier, mélangent la modernité de son frère ainé devenue tradition mal digérée, et des flashes parfois sidérants de théâtralité (le Tannhäuser de Götz Friedrich, le Hollandais volant et le Ring signés Harry Kupfer, le Tristan et Isolde créée par Heiner Müller…) soutenus dans la fosse par des baguettes innovantes d’un Boulez, d’un Giuseppe Sinopoli, ou plus traditionnelles d’un Daniel Barenboïm, d’un Christian Thielemann.
Quand, après avoir produit des Meistersinger contestés, mais brillants, Katharina Wagner prit la succession de son père en 2008, le Temple wagnérien devint le porte-étendard assumé du Regie-Theater le plus engagé, révolution permanente nécessaire, mais pas toujours convaincante si l’on se souvient du Parsifal illisible signé Christoph Schlingensief, ou du Tannhäuser pauvrement écolo signé Sebastian Baumgarten, mais avec des réussites comme le Lohengrin psychologique pensé par Hans Neuenfels, le Ring déstabilisant de Frank Castorf, le Tannhaüser parfois hilarant de Tobias Kratzer, ou les Meistersinger virtuoses de Barrie Kosky.
Le cent-cinquantenaire qui s’approche sera-t-il l’occasion de marquer les esprits comme le fit le centenaire de 1976 ? On en sait désormais un peu plus sur le programme du Festival de l’été prochain.
Comme en de nombreuses occasions dans l’histoire du Festival, la IX° symphonie de Beethoven marquera de sa présence tutélaire la commémoration, le 25 juillet. C’est Christian Thielemann, de retour cet été au pupitre de Lohengrin après quelques années d’éloignement, qui la dirigera, après Richard Wagner en 1873 pour la pose de la 1° pierre du théâtre, Richard Strauss en 1933 pour le cinquantenaire du décès du compositeur, Wilhelm Furtwängler en 1951 et 1953 pour marquer l’inauguration du Neues Bayreuth, suivi, de Paul Hindemith en 1954, de Karl Böhm en 1963, année des 150 ans de la naissance du compositeur, et de Thielemann lui-même en 2001 pour marquer les 125 ans du Festival et les 50 ans du Neues Bayreuth. Le quatuor vocall sera cette fois composé d’Elza van den Heever, Christa Mayer, Piotr Beczala et Georg Zeppenfeld.
Si en 2023, le Festival annonçait au programme de ces fêtes de 2026 les 10 opéras traditionnels, auxquels s’ajoutait pour la première fois au Festpielhaus - et contre la volonté programmatique de Wagner qui l’avait renié finalement pour des raisons artistiques - Rienzi, son premier triomphe à Dresde en 1842, l’annonce s’est heurtée à la dure réalité financière du moment. Et le programme des festivités s’est depuis réduit comme peau de chagrin.
Rienzi demeure, heureusement, pour 9 représentations (le 26 juillet, les 3, 8, 14, 17, 19, 22, 24 et 26 août). Un rythme soutenu pour le tribun d’Andreas Schager, vu le côté écrasant du rôle-titre et les 4 heures 40 de la version originale de Dresde, ballets et cortèges compris. On annonce cependant une « Version de Bayreuth » raccourcie - mais la discographie montre que trop de coupures tue l’œuvre (voir ’Avant-Sçène Opéra N° 270) - version confiée à la baguette de Nathalie Stutzmann, si heureuse dans Tannhäuser, et mise en scène par le duo Magdolna Parditka et Alexandra Szemeredy, qui a de nombreuses mises en scène wagnériennes à son actif à Budapest, et un Ring qui a fait remarqué à Sarrebruck. Gabriela Scherer (Irene), Jennifer Holloway (Adriano), Michael Nagy (Paolo Orsini) et Matthias Stier (Baroncelli) complètent la distribution.
Assurément, ce Rienzi, fera évènement unique, puisqu’il ne sera joué qu’en cet été 2026. Une main tendue aux œuvres du jeune Wagner d’avant le grand Wagner ? Certes Bayreuth les a croisées, mais toujours hors Festspielhaus, Les Fées à la Stadhalle, en 1967, suivie de La Défense d’aimer en 1972, les 2 dans le cadre des Rencontres Internationales de jeunesse de Herbert Barth, puis à nouveau, avec cette fois Rienzi, en 2013, en parallèle au Festival du bicentenaire.
Mais des 10 ouvrages du programme traditionnel à Bayreuth initialement annoncés, ne subsisteront que 3 cycles d’un Ring surnommé 10010110 – from Myth to code. Avec comme seul commentaire introductif de Markus Lobbes, le directeur le l’Académie pour le théâtre et le digital de Dortmund, la phrase sibylline : « Qu’arrive-i-il quand la scène elle-même commence à penser ? » On pourra y entendre Thielemann dans la fosse et le Wotan de Michael Volle, la Brünnhilde de Camilla Nylund, la Fricka d’Anna Kissjudit, la Sieglinde d’Elza van den Heever, et Klaus-Florian Vogt alignant Loge, Siegmund et les 2 Siegfried, une prouesse encore jamais réalisée dans un cycle à Bayreuth.
Cette rencontre du numérique et de la partition pourrait aussi faire sensation, d’autant qu’il sera aussi réservé au seul été 2026.
S’ajouteront, les 29 juillet et 6, 18 et 23 août, quatre représentations du Hollandais volant vengeur voulu par Dmitri Tcherniakov, toujours dirigé par Oksana Lyniv, avec le Hollandais de Nicolas Brownlee, le drôlatique Wotan de Munich actuellement, le Daland de Mika Kares et le retour à Senta, mais pour 2 soirs seulement, d’Asmik Grigorian, qui en avait été la première interprète en 2021. Et quatre autres, du Parsifal imagé en version augmentée par Jay Schieb voici 2 ans, dirigé par Pablo Heras-Casado, avec Andreas Schager (Parsifal), Miina-Lisa Värelä (Kundry), Michael Volle (Amfortas), et Georg Zeppenfeld (Gurnemanz), les 31 juillet, 10, 20 et 25 août. Dans les deux cas, rien de vraiment neuf, contrairement au retour aux origines que symbolise Rienzi et à ce Ring qui pourrait ouvrir une nouvelle ère.

Festival d’Aix-en-Provence 2025. L’enchantement sonore de La Calisto de Francesco Cavalli.
Triomphe de l’opéra vénitien du XVII° siècle, avec la première apparition au Festival d’Aix-en Provence de la Calisto de Francesco Cavalli, dans les moires somptueuses de l’Ensemble Correspondance, mené par la baguette de Sébastien Daucé.

© Ruth Walz
S’il reste beaucoup à découvrir encore de son œuvre lyrique, Francesco Cavalli (1602-1676) n’est plus un inconnu du grand public. Certes, Paris avait longtemps oublié avoir entendu, dès 1649, L’Egisto, suivi en 1660 de Xerse, puis de L’Ercole amante, commandé à l’occasion du mariage de Louis XIV, pour la Salle des Machines du Palais des Tuileries, et qui fut un échec cuisant. Mais après avoir triomphé dans toute l’Europe, la production du compositeur considéré aujourd’hui comme emblématique de la Venise du XVII° siècle a fini - au moins partiellement - conservée sur les rayons de la Biblioteca Marciana, qui garde 27 des 30 opéras répertoriés et 11 autres attribués à sa plume. La redécouverte de ce fond remonte aux années 60, et doit beaucoup à Raymond Leppard, qui réalisa les premières éditions modernes de L’Ormindo, de La Calisto et de L’Egisto pour les diriger au Festival de Glyndebourne entre 1967 et 1974, ouvrant la porte au lent retour de La Didone, Il Giasone, L’Hipermestra, L’Eliogabalo…
Quarante ans plus tard, Leonardo Garcia Alarcon révélait au public du festival aixois, alors dirigé par Bernard Foccroulle, Elena en 2013, puis Erismena en 2017, confirmant en France l’importance de ce compositeur contemporain de Monteverdi et qui a régné sur l‘opéra vénitien du troisième quart du XVII° siècle.
Sébastien Daucé avait à son tour construit en 2021 Combattimento, La théorie du cygne noir, un spectacle à plusieurs auteurs, qui proposait quelques extraits de La Didone, de L’Egisto, et de quelques autres, ouvrant le chemin à la présente Calisto, qui malgré un accueil réservé à la création en 1651, demeure pour notre époque un exemple parfait d’équilibre entre les tendances seria et buffa de l’opéra vénitien d’alors.
Prévu initialement pour se confronter aux quelques 500 places du Théâtre du Jeu de Paume, le spectacle a finalement migré pour des raisons d’organisation à l’Archevêché où il se confronte aux quelques 1600 places d’un lieu à ciel ouvert. Si on ne remonte pas un Cavalli sans arranger la partition, pareil auditorium impose une véritable métamorphose de la partition : à la création, au Teatro San Apollinare, un opéra de poche comme souvent à Venise, l’orchestre comportait 6 instrumentistes (2 violons, et pour assurer la basse continue, une basse de violon, un clavecin et des chitarrones). Pour s’adapter à l’acoustique peu résonnante de la fosse et au plein air d’Aix, l’ensemble Correspondance comporte 33 pupitres. Sébastien Daucé a donc multiplié violons, violes, violoncelles, et ajouté cornets et saqueboutes, théorbe, guitare, harpes et petit orgue : c’est tout un splendide barnum instrumental qui remplit la fosse. Résultat ? Une séduction sonore absolue, accomplie avec un grand raffinement des proportions ajoutant à la richesse et au relief des timbres fort séduisants des instrumentistes. Et ce pour 3 heures d’enchantement.

© Ruth Walz
Côté scène, on découvre un beau et grand salon XVIII° tout en lambris de bois blond, signé Julia Katherina Berndt. Au centre une tournette ouvre et ferme le volume d’un demi-cylindre tendu du même bois, pour ajouter son contraste formel à un espace fort rigide par ailleurs, où seul le jeu des portes latérales ouvertes ou fermées vient animer les épisodes de séduction de Giove /Jupiter courtisant la nymphe Calisto, jeune vierge de la suite de Diana/Diane. Tandis que la déesse chasseresse s’emploie à filer le parfait amour avec le berger Endimione, par ailleurs objet de la détestation jalouse de Pan, le roi des dieux prend l’aspect - robe, bustier, perruque - de sa divine fille pour mieux séduire l’objet de son désir, sensible semble-t-il aux attraits féminins.

Transformation foncièrement comique et complice, qui ne peut que faire « marcher » le public, mais qui ne trompera pas Giunone/Junon. Elle vengera son honneur bafoué une fois de plus non sur son époux, mais sur l’innocent objet de sa flamme, en chargeant les Furies de transformer Calisto en ourse, avant que Giove, ainsi empêché d’aimer, ne l’entraine au firmament stellaire, où Ovide nous apprend qu’à sa mort, elle devint la constellation de la Grande Ourse.
Dans ce jeu des métamorphoses divines très codifié, et très identifié au XVII° siècle, la néerlandaise Jetske Mijnssen a trouvé des similitudes - forcées - avec les jeux cruels du Vicomte de Valmont et de la Marquise de Merteuil poussant Cécile de Volanges et Mme de Tourvel au dévergondage. Et donc fait disparaitre le merveilleux des machines et transformations du théâtre vénitien dans l’univers raffiné des Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos. Rupture stylistique, avec ce décor décalé, ces costumes à paniers ou culottes courtes et bas signés Hannah Clark. Du bon ton, assurément, trop lisse pour jouer la comédie des contrastes appuyés comme Herbert Wernicke l’avait si bien réussi, voici 30 ans déjà, dans une production fameuse à La Monnaie de Bruxelles.
Seuls écarts notables par rapport à la légende comme au livret, le fait que Calisto ne sera pas changée en plantigrade, et surtout qu’elle se vengera en poignardant son séducteur dont on comprend alors qu’on a assisté en fait à la veillée funèbre pendant l’ouverture. Pas de triomphe dans la Voie lactée, mais victoire d’un féminisme actif, donc.
Mais à force de vouloir jouer là une forme de théâtre référencé, élégant et chic, qui s’encanaille juste un rien, et se moque doucement du genre, on perd un peu trop la verve du théâtre original pour trouver une forme d’ennui distingué, que compensent heureusement et très largement la fosse et les chanteurs.
Car l’équipe vocale, en symbiose d’expression avec l’orchestre, est d’excellence, à commencer par le Giove d’Alex Rosen, qui passe avec aisance et subtilité de la basse sonore du dieu, à la voix de tête de la fausse Diana. L’Endimione de Paul-Antoine Bénos-Djian joue de son contre-ténor moelleux pour faire partager les angoisses d’un Endimione amoureux transi aux fragilités d’un Pierrot de la Comedia dell’Arte.

Méchants parfaits autour du Pan agressif et jaloux de David Portillo, avec Théo Imart en Satirino bien sonore et José Coca Loza en Silvano . Et Mercure complice à l’aigu aisé de Dominic Sedgwick. Seul vrai travesti, la Linfea de Zachary Wilder adapte ses hautes lignes vocales à la sensualité de la nymphe qui rêve du mâle conquérant.
Côté féminin, la palme revient à la grande Anna Bonitatibus, Junon considérable, altière et furieuse mais qui, une fois sa vengeance acquise, adresse à la gent féminine le prenant lamento Mogli mie sconsolate, d’une tristesse véritablement émue. Calisto est incarnée par la très jolie Lauranne Oliva : timbre au sourire charmant, joliesse du chant, présence à rendre plus libre et prenante pour captiver vraiment. La belle Diana de Giuseppina Bridelli est, elle, pas assez délurée pour être marquante. C’est surtout que la direction d’acteurs vive et animée de Jetske Mijnssen a semblé plus adaptée dans sa convention à la folie des hommes qu’à la détresse intime des femmes.
Aix-en-Provence, Théâtre de l’Archevêché, le 12 juillet.
Voir ou revoir cette production : Opéra de Rennes, Angers-Nantes Opéra, Théâtre des Champs-Elysées, Théâtre de Caen, Théâtre de la Ville de Luxembourg, Opéra Grand Avignon
À lire :
Francesco Cavalli La Calisto L’Avant-Scène Opéra N° 254
À écouter :
Francesco Cavalli La Calisto. Raymond Leppard, Ileana Cotrubas, Janet Baker, Teresa Kibiak, Hugo Trama, Hugues Cuenod, James Bowman 2 CD Decca / YouTube
Francesco Cavalli La Calisto. René Jacobs, Maria Bayo, Alessandra Mantovani, Sonia Theodoridou, Marcello Lippi, Graham Pushee, 3 CD Harmonia Mundi
À regarder :
Francesco Cavalli La Calisto. Herbert Wernicke, René Jacobs, Maria Bayo, Louise Winter, Sonia Theodoridou, Marcello Lippi, Graham Pushee, 2 DVD Harmonia Mundi

Décédé subitement à Pékin le 3 mai dernier, Pierre Audi a laissé de façon abrupte le Festival d’Aix-en-Provence dont il était le directeur artistique depuis 2019, sans gouvernance. Bernard Foccroulle, son prédécesseur de 2007 à 2018, a accepté un poste de Conseiller pour 2025, pour assurer la gestion des éventuels arbitrages de dernière minute, mais la structure de direction, parfaitement soudée et efficace, a su gérer la manifestation sans heurt. Audi avait d’ailleurs rendu un hommage personnel marqué à ses collaborateurs artistiques lors de la Conférence de Presse annuelle à Paris l’hiver dernier. Et si le Festival de 2026 est déjà figé dans le détail - on attend entre autres une Femme sans ombre de Richard Strauss qu’on espère mémorable - son successeur, qui sera désigné courant octobre, aura à conforter cet héritage, mais ne pourra guère apposer sa marque sur les programmes qu’à partir de 2027, sinon 2028.
Retour entretemps sur la forte personnalité artistique du défunt, qui aura marqué de son sceau volontariste l’histoire récente de la première manifestation lyrique festivalière de France.

Photo © Pascal Victor
Le 3 juillet 2019, en fin d’après-midi, une douche d’été avait un moment menacé la première du Requiem de Mozart, mis en scène par Romeo Castelluci et dirigé par Raphaël Pichon, qui devait marquer l’initium du directorat de Pierre Audi au Festival d’Aix. Finalement le Requiem avait pu démarrer à 21h30 dans la cour rafraichie, mais séchée de l’Archevêché. Rien d’étonnant à Aix, où la douceur du climat favorise depuis 1948 les manifestations de plein air, avec le risque épisodique d’un mistral glacial, ou le déversement des écluses du ciel, obligeant alors au retard, au repli (dans la Cathédrale autrefois, tant pis pour la mise en scène, et pour la qualité du son), ou pire, à l’annulation. Les tutelles n’ont jamais envisagé la dépense d’un toit mobile, comme à la Felsenreitschule de Salzbourg, et ce moins encore depuis la mise à disposition du Festival d’une salle moderne et fermée, le Grand Théâtre de Provence, où l’on cherche hélas en vain l’esprit des lieux qui baigne encore la Cour de l’Archevêché et le Théâtre du Jeu de Paume.
Assurément Pierre Audi avait le goût du risque et la volonté d’en assumer les contraintes comme les conséquences.
N’avait-il pas avant même sa nomination en 2017, obtenu une rallonge budgétaire conséquente, qui lui permettrait d’assurer une politique artistique plus ambitieuse que tous ses prédécesseurs, en augmentant le nombre des spectacles lyriques et de concerts proposés chaque été. Car pour lui, le projet artistique était volonté première, incontournable : Penser, réaliser, et marquer ! Peut-il en être autrement dès lors qu’on touche à l’éphémère ?
Ne portait- il pas déjà pareil engagement quand il fondait un ciné-club au Lycée français de Beyrouth, ou quand, à 22 ans, en 1980, il créait l’Almeida Theater, à Islington, au nord de Londres, sur le modèle des Bouffes du Nord de Peter Brook?
Le jeune homme assoiffé de théâtre et de musique y fut si pertinent qu’il se vit bientôt offrir la direction de l’Opéra d’Amsterdam, qu’il conserva de 1988 à 2018, un record aujourd’hui. Une institution qu’il magnifia, et qu’il quitta pour prendre la direction du Festival d’Aix, en parallèle à celle du Park Avenue Armory Theater à New York, autre creuset de créativité indispensable à sa propre double casquette de directeur et de metteur en scène, seconde activité en rien secondaire, qui le rendit même célèbre dans le monde de l’opéra.
Le metteur en scène avait monté, de Monteverdi à Kurtag, tout le répertoire lyrique à travers la planète, créé nombre de contemporains, tels Louis Andriessen, Alexander Knaifel, Claude Vivier, Wolfgang Rihm, commandé nombre d’œuvres nouvelles, tout en offrant souvent leurs premiers pas aux jeunes, de Deborah Warner à Phelim McDermot ou Simon McBurney, et en ouvrant les portes largement à Robert Wilson, Yuri Lubimov, Robert Lepage… la formule étant toujours : j’engage les meilleurs, pour faire du neuf. Car pour lui, qui ne voulait pas entendre parler de reprises en Aix, reprendre signifiait refaire : ce superbe demi-Ring wagnérien au classicisme épuré et abouti monté en urgence à La Monnaie de Bruxelles la saison dernière et qui justifiait la présence de son maître d’œuvre à Pékin, où il devait être présenté en juin, n’avait ainsi rien à voir avec celui qu’il avait réalisé à l’Opéra d’Amsterdam, à l’extrême fin du XX° siècle, qui transformait jusqu’à la notion de rapport scène salle.
Le directeur d’institutions savait aussi que l’événement est aujourd’hui la seule règle, la continuité étant réservée à la qualité, à l’imagination, au travail de réalisation. En Aix, l’ambitieux projet se heurta au Covid, qui fit annuler la manifestation de 2020, puis aux surcouts de l’inflation, conséquences crument dévoilées à la publication des comptes de 2023, qui obligèrent Audi à réduire la voilure de son programme, en essayant de ne rien perdre en inventivité pour préserver la qualité du résultat.
L’été 2025 est symptomatique de ce nouvel équilibre obligé, où s’inscrivent comme petites formes l’œuvre magique d’un compositrice israélienne (The nine jewelled Deer de Sivan Eldar), et l’adaptation réduction par Oliver Leith et Ted Huffman d’un grand Britten, The story of Billy Budd, sailor, stupéfiante, toutes deux au Théâtre du Jeu de Paume, face à trois productions de grande envergure, avec l’œuvre la plus jouée au Festival depuis 1949, l’explosif Don Giovanni de Mozart, au Grand Théâtre de Provence, les retrouvailles avec la Louise de Gustave Charpentier, un compositeur plus guère fêté aujourd’hui, et La Calisto de Cavalli, un phare du temps des premiers pas de l’opéra public à Venise., toutes deux à l’Archevêché. Un assemblage à première vue baroque, mais qui montre que l’ouverture et la nouveauté demeurent ici le principe, et non le moyen.
Les 6 ans qui se sont écoulés, sont désormais du domaine du mémoriel.
Il y a eu des ratés - par là, on entend de beaux et bons spectacles qui ne s’imposaient pas comme une évidence, un moment d’histoire.
Et d’autres moments qui resteront comme des pierres blanches, caractéristiques de l’époque, installés pour longtemps dans les mémoires de ceux qui le sont croisés.
Moment de partage, pour y revenir, avec une galerie d’une douzaine d’images souvenirs, sélection totalement subjective, bien entendu.
Du premier été, on garde surtout, absolument ébranlé par son intensité, le Jakob Lenz de Wolfgang Rihm, mis en scène par Andrea Breth, et dirigé par Ingo Metzmacher. Georg Nigl y était, au sommet du tourment psychique, tout simplement hallucinant.

Photo © Patrick Berger
Du même été 2019 reste aussi Tosca, mise en scène par Christophe Honoré. Restructurée en passage de témoin d’une diva sur le retour à une jeune cantatrice prête à l’exploit, où le souffle de Daniele Rustioni confortait le tarabiscoté du récit.

Photo © Jean-Louis Fernandez
En 2021, l’événement fut d’abord musical, avec l’appropriation de Tristan et Isolde, par un Simon Rattle poète de la transparence et de la sensualité, portant les amants de Nina Stemme et de Stuart Skelton à l’incendie des amours défaites, là où la modernité appuyée de Simon Stone laminait le Mythe wagnérien jusqu’à le faire descendre dans le métro.

Photo © Jean-Louis Fernandez
Mais le même metteur en scène réussissait à bouleverser avec l’actualité de monde contemporain à travers la création mondiale d’Innocence, de Kaija Saarihao, dont la partition frémissante, exaltée par la baguette de Susanna Mälkki, déversait une sensibilité extrême pour inscrire aussitôt ce chef-d’œuvre au firmament des soirées inoubliables du Festival.

Photo © Jean-Louis Fernandez
En 2022, la Salomé proposée par d’Andrea Breth, naviguant entre post-romantisme poétique et symbolisme en vogue au temps de sa création, passée au filtre d’une modernité disséquant l’œuvre au scalpel, portait une force dramaturgique d’exception. Et imposait Elsa Dreisig comme la princesse lunaire qu’Ingo Metzmacher portait à ses extrêmes possibles.

Photo © Bernd Uhlig
Sujet antique également, mais traité d’une toute autre manière, Le Couronnement de Poppée s’avérait d’une jeunesse sidérante, par la façon qu’a Ted Huffman de porter un théâtre épuré à l’incandescence . Vérité tout aussi explosive du son de Leonardo Garcia Alarcon. Monterverdi neuf comme rarement !

Photo © Ruth Walz
2023 fut l’année de Wozzeck, porté au tournis par Simon McBurney. Simon Rattle jouait Berg avec des rondeurs rares qui contrastaient avec l’incisif d’une production qui écrasait de toute sa violence le pauvre soldat, mais grand diseur, de Christian Gerhaher.

Photo © Monika Rittershau
George Benjamin et Martin Crimp avaient déjà enchanté Aix avec le création mondiale de Written on skin, en 2012. Picture a day like this offrit au Festival une nouvelle création mondiale, sur le thème bouddhique de la recherche d’un bonheur introuvable, qui mène à la connaissance de soi. Marianne Crebassa s’y montrait déchirante

Photo © Jean-Louis Fernandez
Gardons de 2024 un miracle de théâtre musical, avec le couplage des Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies et les Kafka-Fragmente de György Kurtag, où Barry Kosky laissait libre cours à son imagination scénique virevoltante, portée par Johannes Martin Kränzle et Pierre Bleuse, puis au duo inclusif d’Anna Prohaska et de Patricia Kopatchinskaja, tous exceptionnels.


Johannes Martin Kränzle Anna Prohaska Patricia Kopatchinskaja
Photos © Monika Rittershau
Gageons que l'avenir, même sans Pierre Audi, nous apportera son lot de nouvelles splendeurs. C'est la mission du festival d'Aix en Provence