Chaque théâtre est une maison de fous, l'opéra est le compartiment des incurables
(Franz von Dingelstedt)
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Rendering for Orchestra de Berio et la 5° Symphonie de Mahler, voisinent au Festival de Salzbourg la Zaïde de Mozart. Un rapprochement qui interroge sur l’art de recoller les fragments. Episode 1.

Royal Concertgebouw Orchestra Klaus Mäkelä © SF/Marco Borrelli

Connaissez-vous le kintsugi, cet art japonais à demi-millénaire de sublimer les cicatrices des céramiques ou porcelaines brisées, en recollant les fragments avec de la laque et de la poudre d’or ou d’argent, pour éviter que le passé, précieux comme usuel, ne finisse à la poubelle. Un art délicat, amoureux de l’objet, de la matière, qui ne cache pas l’accident, mais le magnifie dans son résultat, hybride et souvent magnifique. Une façon aussi de souligner intellectuellement la fragilité de toute chose.

Dans le domaine musical, les fragments subsistent en nombre, souvent conservés, pieusement, dans les fonds de collections spécialisées. La question qui se pose aussitôt est : faut-il les accepter tels quels, ou les compléter ? Et alors, dans quel style ? Le Requiem de Mozart, la Turandot de Puccini, la Lulu de Berg ne sont guère joués qu’avec ces apports qui leur ont permis d’atteindre une complétude devenue normalité. Ce qui n’empêche nullement de les présenter dans leur état original, comme le fit Toscanini à la création de Turandot, ou quand Christoph von Dohnanyi ne jouait que ce que Berg avait écrit de Lulu.

Le passage à Salzbourg  de l’Orchestre Royal du Concertgebouw repose à nouveau la question, en programmant Rendering for Orchestra de Luciano Berio… et Schubert

Schubert a laissé 8 symphonies achevées, dont l’Inachevée, réduite - volontairement ou non, on ne sait - à ses 2 mouvements, et nombre d’ébauches pour d’autres symphonies. De celle que l’on a répertoriée comme la 10° Symphonie, en ré majeur, D. 936 A, de 1828, des esquisses piano de 3 mouvements , notées sur 2 lignes de portée avec indications de l’orchestration, ont été identifiées en 1978. Ce qui a permis à Brian Newbould, puis à Pierre Bartholomée d’en proposer des versions exécutables, avec orchestration des éléments conservés, et composition des manques dans un style le plus proche possible de celui du compositeur.

Luciano Berio, qui a souvent plié sa créativité à la résurrection de nombres de torsos - son final de Turandot étant le plus célèbre, sinon le plus joué - a choisi, lui, en s‘attaquant à ces restes, d’en exalter les manques, en les traitant, façon kintsugi justement, avec d’autres matières musicales : les siennes, qui usent du celesta comme signature. Rendering for Orchestra est une commande du Concertgebouw, qui en assura la création à Amsterdam : les deux premières parties, par Nikolaus Harnoncourt en 1989, l’œuvre complétée à 35 minutes, par Riccardo Chailly, l’année suivante. 

Le voisinage du concert du Concertgebow à Salzbourg en tant qu’Orchestre invité, et des 3 représentations de Zaïde de Mozart dirigées par Raphaël Pichon a-t-il poussé Markus Hinterhauser ou Klaus Mäkelä à inscrire cette œuvre comme préambule à la 5° Symphonie de Mahler, point majeur du concert ? La cohérence programmatique de ces œuvres inachevées fait assurément sens. Et l’œuvre hybride de Schubert/Berio parvient sans peine à séduire dans son  esprit post-, très contemporain. Les torsos orchestrés par Berio sont parfaitement schubertiens, avec leur lyrisme mélodique à la séduction immédiate, parfois confondante de beauté. Des trois mouvements, Allegro moderato, Andante con moto, Scherzo - allegro moderato, c’est le second qui surprend par son atmosphère sombre, qui pour certains commentateurs anticipe l’univers symphonique mahlérien, dans sa façon de Notturno ivre de bois, enchanteurs, où la nuit gronde de ses mystères, ou s’éclaire d’une mélodie si délicate qu’elle pourrait s’inscrire dans Rosamonde. Les raccords de Berio offrent eux des sonorités précieuses : l’orchestre tintinnabule, glisse entre cuivres et cordes, offrant, dans un esprit japonisant, subtil et personnel, ici le balancement de l’eau qui coule, là une danse qui survient, évanescente. Morceaux fantasques, qui jouent délicieusement, sans grand bruit, avec le caractère des fragments de Schubert, en leur reprenant un peu de matière, de rythme, de couleur tout en laissant aussi deviner de subtiles anticipations/réminiscences de Berg, car ceal reste du Bério, incontestablement. Il n’y a là nulle franche opposition, mais jeu de miroirs. La question de savoir qui des fragments ou des joints sont les plus signifiants ne se pose même pas, c’est toute la magie et la modernité d’esprit de la chose. Au point que la phalange rayonne, et que Klaus Mäkelä, le geste souple, sourit. Ce qui n’empêche en rien d’insuffler de la virtuosité à cette lecture marquée du sceau de la transparence et du diaphane, mais qui apparait plus contrastée que celle de Chailly. 

Klaus Mäkelä © SF/Marco Borrelli

Mahler a lui aussi joué au reconstructeur, avec Die drei Pintos de Weber, qi'il acheva et dirigea à l'Opéra de Vienne, et fut aussi l’objet des attentions d’Ernst Krenek, puis surtout de Deryck Cooke pour faire de sa 10° Symphonie une réalité exécutable. On reste donc dans la thématique  de l’achèvement, avec sa présence en seconde partie du concert. Mais il n’y a rien à ajouter à sa 5° symphonie, qui déborde de plénitude achevée. Après le jeu de clins d’yeux complices de Berio, elle fait l’effet d’une machine formidablement réglée, que le Concertgebouw, dans son impérieuse virtuosité et son admirable musicalité, ne peut que souligner d’évidence. Cuivres ébouriffants de sureté, petite harmonie à fondre, cordes telluriques toujours en majesté, une puissance expressive implacable s’expose à chaque instant, dans une plasticité effervescente, comme une délicatesse inspirée pour le trop fameux Adagietto, soutenu, large, et bien sûr éthéré, qui font la preuve de l’exceptionnelle aptitude de l’orchestre à jouer le compositeur.

Royal Concertgebouw Orchestra Klaus Mäkelä © SF/Marco Borrelli

Rien de neuf, c’est dans sa tradition depuis 1903, et la première visite de Mahler pour diriger sa 3° Symphonie. Il devait y revenir diriger ses 2°, 4°, 5° et 7°, et laisser à Wilhelm Mengelberg, puis à Bernard Haitink construire cette tradition mahlérienne toujours  ouverte. Gageons que Klaus Mäkelä, leur lointain successeur désigné pour 2027, qui ouvrait en mai dernier, 105 ans après sa première édition, le 3° Festival Mahler du Concertgebouw, avec la 1° Symphonie, portera haut cette tradition. Son passage éclair à Salzbourg l’a confirmé haut et clair. 

Pierre Flinois

Salzbourg, Grosses Festspielhaus, le 21 août 2025

Pour découvrir Rendering de Berio :

  • Riccardo Chailly, Orchestre symphonique de Milan Giuseppe Verdi, Decca
  • Christoph Eschenbach, Orchestre de Paris, Ondine