Le Festival d’Opéra de Munich reprend la production de l’Or du Rhin de Tobias Kratzer, créée en octobre 2024, qui s’était avérée l’une des plus fascinantes qu’on ait pu croiser, et l’une des plus abouties qu’on ait pu entendre. Retour sur cet évènement dont on attend avec impatience la suite, avec La Walkyrie, pour juin 2026.

L'Or du Rhin - Film muet de La descente au Nibelheim - Sean Panikkar (Loge) Nicholas Brownlee (Wotan) Figurante © Bayerische Staatsoper Manuel Braun, Jonas Dahl, Janic Bebi
De la fosse a surgi l’accord de mi bémol majeur et son long développement, sans que rien sur scène n’évoque le Rhin, ni la Nature. Elle est occupée par la nef d’une cathédrale gothique dont on n’aperçoit que quelques énormes piliers de pierre, fasciculés et baignés d’ombre. Taguée en jaune sur la paroi d’un jubé de bois qui ferme le chœur, l’inscription Gott ist tot (Dieu est mort) dit, comme le vide du vaisseau de pierre où l’on devine les bâches d’un échafaudage de travaux, la déshérence de la religion, un des phénomènes marquants de notre époque …
Tobias Kratzer, qui a montré, en particulier dans son Tannhäuser à Bayreuth, qu’il sait poser un regard lucide, distancié et même amusé sur le légendaire wagnérien, pose en préambule à son futur Ring munichois la question de l’identité des dieux wagnériens. Qui sont-ils en fait, eux que depuis un demi-siècle, on a débarrassé de leur divinité pour en faire si souvent des humains ? Wieland Wagner, au Nouveau Bayreuth des années 50, les montrait encore divins, mais universalisés au filtre de la mythologie grecque. Depuis les révolutions scéniques des années 1970 - et en particulier, celle du « Ring du centenaire » à Bayreuth - les dieux du Ring, tout comme les œuvres de Wagner, sont entrés dans le domaine des multiples possibles en matière d’interprétation : grands bourgeois du XIX° siècle (Chéreau, Ronconi), chefs de clan du futur (Kupfer), curistes, chefs d’armées, capitalistes, pseudo-robots, cosmonautes, clowns fardés (Freyer), maîtres de forges, ou du pétrole (Castorf), capitaines d’industrie (Tcherniakov), ou famille dysfonctionnelle façon série TV (Schwarz à Bayreuth aujourd’hui, où demain, l’IA qui créera leurs avatars nouveaux), cette incroyable diversité montre à quel point les dieux des Eddas germanisées qui servaient de figures symboliques à Wagner ont été vidées de toute divinité par l’approche historico-politico-socio-culturelle des 50 dernières années régnant sur les scènes du Regietheater et d’ailleurs… D’où, paradoxalement, et malgré cette incontestable richesse d’éclairages, l’impression de déjà vu qui s’impose souvent, particulièrement dans L’Or du Rhin.
Ce ne sera pas le cas ici, tant la réponse fournie par Tobias Kratzer, qui propose de retrouver leur vérité, non pour réinstaller un panthéon mort, mais pour démonter les mécanismes de leur prétendue puissance au regard de l’époque, avec comme principaux vecteurs d’analyse l’ironie et le rire, sera originale et surtout impitoyable : voici des faiseurs d’illusion, des arrivistes dépassés ,qui ne maîtrisent plus rien.
On commence par un type en pantacourt et sweat, visiblement venu dans la cathédrale pour en finir avec la vie. Le courage lui manquera pour le geste ultime quand son attention sera focalisée par 3 nanas aussi mal attifées que lui qui viennent déplacer une dalle du sol, pour libérer une bulle d’or qui s’élève d’un jet vers les voûtes, avant de retomber dans sa cachette, où elle s’endort. Le suicidaire questionne, les filles bavardent, trop, et survient le vol qui régénère le désespéré. De la pénombre de l'échafaudage surgit lentement une tribu, qui campe là, faute de mieux, et s’installe autour d’un feu de camp, pour ressasser sa perte d’influence. Leur chef, le dieu Wotan, a confié la rénovation de son image de marque à deux prêtres, encore prêts à l’adorer. Voici qu’ils exposent leur campagne de promotion : bannière déroulante portant un « Ton Walhall, ton Wotan », modèle de statuette du dieu à éditer en nombre...

Nicholas Brownlee (Wotan) Ekaterina Gubanova (Fricka) Bayerische Staatsoper © W.Hoesl.
Tout est prêt, sauf que le contrat est renié par le client. Les influenceurs enlèvent la belle Freia, tandis que le coach personnel de Wotan, un jeune portant beau nommé Loge, grand fumeur, hautain et distant, explique au dieu qu’il doit s’emparer de l’Or du lourdaud, nommé Alberich. La descente à Nibelheim, petite ville de la banlieue d’une mégapole lointaine, est hilarante : projeté en grand format, le voyage montre le dieu ahuri découvrant le monde humain d’aujourd’hui : l’avion, les rues de New York, le garage où le nain et son frère concoctent des objets de domination, fusils d'assaut et matériel électronique.

L'Or du Rhin Nibelheim Matthias Klink (Mime) Sean Panikkar (Loge) Martin Winckler (Alberich) Nicholas Brownlee (Wotan) Ekaterina Gubanova (Fricka) Bayerische Staatsoper © Geoffroy_Schied
Transformations avec impressionnant dragon invisible secouant la porte du garage, et retour hilarant avec le crapaud dans un Tupperware, que Wotan aurait bien du mal à faire passer à la douane sans l’aide inventive de Loge mettant le feu à une poubelle … La suite est connue, qui traite avec cruauté un Alberich entièrement nu, et provoque le meurtre d’un des prêtres par son acolyte. Peu importe la malédiction, avec l’Or en main, Wotan a gagné la première manche, et les dieux remis à flots par sa bonne fortune passagère auront droit à leur triomphe en investissant le Walhall qui, bâches tombées, s’avère être un somptueux retable néo-gothique où chacun d’eux s’installe en majesté, tandis qu’une humanité nombreuse et muette vient contempler ses nouveaux maîtres, sans rien savoir de leurs méfaits, Quels regards porteront-ils sur leur chute à la fin du Crépuscule des dieux ?

L'Or du Rhin - Final 2024 Bayerische Staatsoper © W. Hoest
À travers un théâtre aussi animé et palpitant qu’irrésistible - et on témoigne à cette deuxième rencontre qu’il ne perd rien de son mordant à être revu – Kratzer propose des réponses claires à ses questions, montrant ce que ces faux dieux-là peuvent apporter à notre aujourd’hui si riche en manipulations de masses. Et son Or du Rhin interroge d’avance sur la façon dont il prolongera son propos au long des 3 journées restant à venir, qu’on attend avec impatience.
Réussite égale au plan musical, même s’il n’est pas aussi novateur. On restait ici sous le charme ébloui du dernier Ring de Kirill Petrenko, été 2018. Vladimir Jurowski l’engage sur un chemin aussi narratif que son compatriote russe. Il n’en a pas la même magie du détail, ni sa dynamique irrésistible, mais il sait forger à la fois un récit en mouvement perpétuel, et un tableau sonore somptueux, immédiatement séduisant, qui ne marque jamais de pause. Et qui ne rivalise en rien avec la dynamique théâtrale, tant il est en phase avec elle, le naturel et l’allant soulignant parfaitement tout ce que le production peut avoir de distancié par rapport à la tradition, et d’intégration dans la modernité. La clarté est le maître-mot, et le Bayerisches Staatsorchester la rend avec une splendeur qui dit son niveau préservé et sa tradition renouvelée, d’autant que la battue du chef magnifie à chaque instant son rôle de vecteur premier de l’action, dans la plus pure tradition wagnérienne.
La distribution, pratiquement identique à celle d’octobre suit parfaitement. D’abord parce tous sont d’admirables acteurs qui s’amusent à jouer le propos décapant du metteur en scène, et qu’ils sont aussi une équipe, cohérente et homogène, On retrouve avec joie le Wotan de Nicholas Brownlee, qui sera celui de Bayreuth en 2026 - épatant, vocalement très à l’aise, irrésistible comédien, assurant à merveille le côté roublard étonné et prétentieux que lui a construit Kratzer. Complice majeur, le Loge de Sean Panikkar, magnifique d’élégance indifférente, et vrai meneur de jeu, chante à ravir en se positionnant en équilibre entre le Heldentenor et le ténor de caractère. Mime pleurnichard parfait de Matthias Klink, Géants bien distincts, entre le méchant Fafner de Timo Rihonen et l’amoureux Fasolt de Matthew Rose. Fricka d’Ekaterina Gubanova, superbe en octobre, ici encombrée de timbre, et de fait minaudante, et Erda magnifique de ton et prenante de Wiebke Lehmkuhl. Donner puissant de Milan Siljanov et Froh déjà très Heldentenor de Ian Koziara. Belle Freia transformée en pendule de Mirjam Mesak, et ensemble des Filles du Rhin (Sarah Brady, Verity Wingate et Yajie Zhang) vivifiant. Seul nouveau, l’Alberich de Martin Winkler, pilier de la maison, qu’on sait bête de scène impayable (son Frank tient l’acte III de La Chauve-Souris à lui seul). S’il n’a pas toute la puissance éruptive et maléfique pour clamer la malédiction, qui tient plutôt de la déchirure, il est sidérant de présence à la scène III et captive le regard par l’intensité de son jeu en prisonnier maltraité et vite revanchard. Magistrale soirée !
Pierre Flinois
Munich, Bayerische Staatsoper, le 31 juillet.
Pour poursuivre : La Walkyrie, les 25 et 28 juin, 1°, 4 et 8 juillet 2026.