Chaque théâtre est une maison de fous, l'opéra est le compartiment des incurables
(Franz von Dingelstedt)

FESTIVAL DE BAYREUTH 2025 La nouvelle production des Maitres chanteurs de Nuremberg fait un triomphe

Critique

La nouvelle production des Maîtres chanteurs de Nuremberg à Bayreuth, signée Matthias Davids, fait le choix du premier degré. Portée par une distribution de premier plan, et malgré les ravages de la grippe, elle fait un triomphe.

Die Meistersinger von Nürnberg. Scène finale. Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath_press

Bayreuth et Les Maitres, c’est une longue histoire, un peu spécifique par rapport au reste de l’Œuvre wagnérien. Excluons La Défense d’aimer, qui fait partie de ces œuvres de-jeunesse non autorisées au programme du Festival, selon les directives du compositeur lui-même, Les Maîtres sont le seul opéra de Wagner qui ne soient pas un drame, mais une vraie comédie. D’où une relation particulière immédiate et de toujours avec le public allemand. Je le ressentis en 1969, lors de mes premiers Maîtres sur le colline verte, ceux de Wolfgang Wagner, croisés entre le Ring, le Parsifal et le Tristan de son frère Wieland : dans l‘auguste salle, l’Allemagne profonde prenait ce soir-là une place plus sensible que celle du public international, comme pour un entre-soi qui ne pouvait guère se partager. Car Les Maîtres, c’était, c’est encore l’Allemagne, dans sa conception culturelle la plus aboutie, la plus séduisante d’une identité aussi intangible qu’imaginaire, portée par le projet de Wagner, et reprise  sans  discontinuité par les productions bayreuthiennes de Cosima Wagner (1889), puis de Siegfried Wagner (1924), et détournées par Heinz Tietjen en 1933 pour y fêter une nouvelle Allemagne plus nationaliste. Concept/tradition que Wieland avait fait exploser en donnant une portée universelle - dé-germanisée - à ses Maîtres chanteurs « sans Nuremberg », scandale absolu de l’été 1956, peu à peu noircis jusqu’en 1961, et renouvelés d’un regard plus incisif encore avec ses Maîtres « sur la scène de Shakespeare » en 1963/64, où il réglait de façon claire le compte de ces petits bourgeois pusillanimes dépassés par l’irrésistible montée en puissance de la jeunesse, avec l’aide d’un Sachs complice et lucide. Un tsunami de créativité, vite aplani par la production de Wolfgang Wagner de 1968 - celle que j’évoquais plus haut - qui, en pleines révoltes étudiantes, et alors que l’URSS allait, le 21 août, enterrer le Printemps de Prague, revenait à une tradition bonhomme, souriante, sans vrai relief, ni vraie modernité, faite pour plaire à ce public dérouté par les audaces de ce frère ainé disparu entretemps. Un choix de société presque, qui tint plus de 30 ans, avec 2 autres productions du même (en 1981 et 1996), avant que sa fille Katharina ne monte enfin, en 2007, des Maitres aussi provocateurs - mais plus potaches - que ceux de son oncle, où elle  parlait d’antisémitisme, et inversait les rôles des bons et des méchants pour promouvoir le dadaïsme d’un Beckmesser plus créatif que Walther et Sachs réunis dans l’ombre de la dictature d’une bien-pensance toujours prête à se livrer aux mensonges du fascisme. Ce sur quoi redondait 10 ans plus tard la formidable production de Barrie Kosky, le premier metteur en scène qui n’appartienne pas à la Famille royale de bayreuth depuis 60 ans ! Elle discourait avec une verve insolente sur l’antisémitisme de la maison Wahnfried et les responsabilités historiques de l’Allemagne menant le III° acte au Tribunal de Nuremberg, où un Richard Wagner/Sachs triomphait, avec son Art en majesté, seule hypothèse viable pour lui en matière de civilisation. Difficile de faire plus fort, plus cultivé, et plus exceptionnel, sans répéter.

La règle bayreuthienne voulant qu’une production soit renouvelée après 5 ans d’usage, la question de la succession se posait donc, délicate. D’où le choix par Katharina Wagner de Mathias Davids, un spécialiste du Musical  - et de l’Opéra aussi - pour proposer une nouvelle approche, en opposition à première vue absolue avec ces deux précédents coups de poings magistraux. Effectivement, Davids ne cherche pas à priori à inscrire l’œuvre dans une dimension autre que celle de la comédie (musicale) : pas de prise de tête intellectuelle, pas d’ombre sinistre pesant sur le final, pas de mise en perspective historique, mais une lecture au premier degré, enjouée, drôle, irrésistible même parfois. Elle nous invite dans cette Allemagne profonde, mise en images par Andrew D. Edwards, celle d’une minuscule église blanche perchée au sommet d’un mur escalier vertigineux, qui en pivotant dévoilera une salle de réunion lambrisée de bois dont les appliques à globes opalescents, les gradins et les sièges rabattus évoquent quelque peu celles et ceux du Festspielhaus.  

Die Meistersinger von Nürnberg. Acte 1 Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath_press

Celle aussi d’une ruelle aux façades en pans bois vivement colorés et chahutées, au graphisme très contemporain - clin d’œil pour les vieux bayreuthiens aux façades en vitraux bleutés  de la production de Wolfgang Wagner de 1968.

Die Meistersinger von Nürnberg. Acte II. Georg Zeppenfeld (Hans Sachs), Christina Nilsson (Eva).
Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath_press

Elles  s’écarteront le temps de la scène de bagarre générale pour laisser place aux cordes rouges d’un ring de boxe. Des Ifs en plastique, verts, bleus, violets, un poteau indicateur  aux noms fleurant le wagnérisme, et une cabine téléphonique jaune canari - sorte de mini-bibliothèque de quartier où se réfugieront les tourtereaux - complètent tout en complicité avec l’époque.

Die Meistersinger von Nürnberg Acte II Michael Nagy (Sixtus Beckmesser), Michael Spyres (Walther von Stolzing), Christina Nilsson (Eva).
Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath_press

Presque abstrait, mais équipé de façon plus professionnelle, avec un tas de chaussures en attente de traitement - on pense à l’équipement de celui de Wieland en 1963 - l’atelier de Sachs, cerné d’un cylindre bas en pierre, comme s’il occupait les restes d’une tour des remparts de la vieille ville de Nuremberg. Enfin, en guise de Prairie de fête, on se retrouve dans ce qui pourrait être un studio télé, au plateau circulaire surélevé - une tradition locale - avec fond de ciel bleu en soleil rayonnant d’ampoules jaunes, sous une Vache qui rit renversée, cintrée, gonflable et multicolore : tout semble n’avoir qu’un seul parti, amuser le public qui se prend au jeu d’une « comédie colossale » comme la définit le metteur en scène, sans peine et avec raison.

On sourit à voir le panneau triangulaire normalisé qui avertit du risque de chute au pied de l’escalier du I° acte. On ne peut résister, à la toute fin du même acte face aux  , à l’église ébranlée qui sur la dernière note du motif des Maîtres, semble basculer dans le vide au milieu de fusées de feu d’artifice. On sourit à voir face aux fidèles descendant l’escalier tout de noir XIX° vêtus, les costumes, dessinés par Susanne Hubrich, pseudo-bavarois (culotte de peau, vestes brodées, bonnets, et autres Dirndels, plus ou moins stylisés, mêlés aux T-shirt bigarrés, et vestes en jeans du présent, tandis que les Maîtres se couvrent de houppelandes précieuses et de toques pour marquer leur attachement au passé, une autre façon d’universaliser temporellement le discours. Est-ce si différent de ce qu’on croise dans chaque fête de confrérie, de la Bretagne à l’Alsace aujourd’hui ? Amusants, bien sûr, le luth en forme de guitare transparente de Beckmesser, l’arrivée surprise en robes du soir vert tendre d‘Angela Merkel et de Christine Lagarde, qui met en joie le public, et celle d’Eva en prix de concours sous la forme de potiche fleurie fêtée par les organisateurs.

On aurait tort de s’arrêter à ce seul aspect : cette production n’est pas exempte de profondeur, au contraire. Les monologues de Sachs le sont, nécessairement. Le traitement de Beckmesser n’est pas caricatural, mais tendre, presque amical, tant il rayonne de sympathie, de normalité. Plus neuf, celui d’Eva qui mène le jeu plus que Walther, en lui envoyant des avions de papier au I° acte du haut de l’escalier, et surtout, en profitant du refus de Walther de devenir maître, pour laisser tomber Pogner, Sachs et la Guilde qui la prenaient  pour une potiche, et l’entrainer loin de ce Nuremberg prêt à l’embaumer. Avec elle, la jeunesse vainc. Quand à Sachs, pris de cours par cet abandon, il se réconcilie, comme chez Wolfgang Wagner, avec Beckmesser, pour entamer aussitôt une dispute intellectuelle. La vache qui rit un moment débranchée par le Marqueur jaloux commençait à se dégonfler, symbole de discorde très contemporaine. elle retrouve sa forme quand Sachs la rebranche, la fête peut continuer, rien ne change au pays des Maîtres. Wahn, Wahn ? Si la lecture est purement d’aujourd’hui, le fond est respectueux de cette « illusion » qui est le propos wagnérien même. D’où la totale réussite du spectacle, lisible à plus d’un degré pour qui le regarde vraiment.

Sur le plan musical, on a frisé la catastrophe, mais Bayreuth n’annule jamais . Ces Maîtres marquaient le retour de Daniele Gatti, qui n’était pas revenu au Festival depuis ses Parsifal de 2008 à 2011. C’était sans compter sans les grippes d’été, qui ont frappé lourdement : l’inusable Klaus-Florian Vogt a dû remplacer Piotr Beczala en Lohengrin le 9 août, Günther Groissböck a fait de même le 17 août, en remplaçant Georg Zeppenfeld en Gurnemanz. Pour la 6° représentation de Maîtres, pas  de chance, le chef, Sachs et David sont empêchés !

Axel Kober, qui a dirigé Tannhäuser de 2013 à 2022, et Le Hollandais volant de 2015 à 2018 au Festival, prend la baguette au pied levé. Quelques cafouillages dans l‘ouverture, une certaine souplesse dans la battue, de la précision, mais aussi de l’épaisseur dans le trait, qui s’allège peu à peu, et pas vraiment l’impression d’une leçon : la fosse ne décolle guère, alors que les chœurs restent, eux, fidèles à leur légende. Ce ne sont pourtant pas les difficultés qui ont manqué depuis 2 ans : réduction du budget, rupture de la tacite reconduction pour des auditions annuelles, réduction d’effectifs. Personne n’en parle plus cet été, et j’avoue ne pas avoir noté de différence notable dans Lohengrin, ou parmi les Hommes de Hagen, preuve que leur nouveau chef, Thomas Eitler-de Lint, a fait de l’excellent travail. Mais on a eu l’impression d‘une présence moindre en occupation physique de la scène.

Michael Volle remplace lui aussi Georg Zeppenfeld au pied levé. Deux actes durant, celui qui fut le Sachs épatant de Kosky de 2017 à 2021, déployant une verve et un aplomb exceptionnels, sauve la représentation, avec la même bonhommie, l’intelligence, le charme, et le sérieux introspectif, et les explosions de colère. Sans doute ne reproduit-t-il pas - question de physique, de caractère de la voix - celui construit par Zeppenfeld, mais on est reste captivé par sa maîtrise. L’acte III le montre bientôt à ses limites ?  Certes, mais la présence demeure, et l’impact avec elle. Magistral !

Un Beckmesser fort beau chanteur de Michael Nagy - cela change de tant de voix criardes – qui compose un personnage attachant, un peu ridicule dans son obsession, mais aussi iun notable respectable,

Die Meistersinger von Nürnberg Acte III Michael Nagy (Sixtus Beckmesser), Christina Nilsson (Eva).Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath_press

un somptueux Pogner de Jongmin Park, qui ne creuse pas pour autant le personnage du père inquiet,

Die Meistersinger von Nürnberg Acte II Jongmin Park (Veit Pogner), Christina Nilsson (Eva).
(Eva).Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath_pre

et les figures  parfaitement typées d’un Kothner  impeccable diseur (Jordan Shanahan, excellent), d’un délicat  Vogelgesang (Martin Koch), et d’un Nachtigal enlevé ( Werner van Mechelen), la cohorte des Maitres est de premier plan, et les autres (Daniel Jenz, Matthew Newlin, Gideon Poppe, Alexander Grassauer, Tijl Faveyts , Patrick Zielke) tout autant. Le Veilleur de nuit a toute la profondeur nécessaire avec la magnifique Tobias Kehrer (qui chantait un Fafner éblouissant de santé la veille), et le David de Ya-Chung Huang (qui lui chantait un excellent Mime dans le même Siegfried), est étonnant de jeunesse - un gamin presque -, d’aisance théâtrale, et de qualité de chant. La Magdalene de Christa Mayer, pimpante,  est bien entendu  majeure - c’est sa Waltraute qui réveillait le Crépuscule des dieux  le lendemain.

Pour faire triompher la jeunesse, les choix d’Eva et de Walther ont assurément été plus qu’heureux. Déjà remarquée en Freia et 3°Norne, l’Eva magnifique de Christina Nilsson l’emporte d’abord par rapport aux dernières titulaires du rôle, Anna Schwanewilms et Camilla Nylund, par sa jeunesse, son côté volontaire, têtu même, en post-ado qui sait ce qu’elle veut, et entend le faire savoir. La voix est splendide, l’aigu généreux, la conduite du Quintette parfaite, le trille de la Mallinger (la créatrice du rôle qui l’inventa) parfaitement donné, et le charme réel.

Régnant d’une aisance absolue, le Walther de Michael Spyres,   est, lui, sidérant. Combien en a-t-on entendu qui poussaient le son, beuglaient, manquaient de couleurs, d’élégance, ici même ? Lui est tout simplement merveille, grâce à une technique insolente : parti du chant baroque, passé par le bel canto pour oser ensuite le grand lyrisme français, avant de s’attaquer à Wagner avec une technique d’appui parfaitement assurée, il propose ce faisant un retour aux origines d’un chant wagnérien d’avant les chanteurs wagnériens alourdis par les excès de lenteur des chefs de Cosima Wagner, puis de l’âge d’Or des années trente, celui d’une génération dont l’inconcevable, l’absolue supériorité n’aura eu qu’un temps, définitivement révolu. Alléger est redevenu le maître mot, renvoyant aux instructions de Wagner au jour du premier Or du Rhin de 1876 : « De la clarté ! Les grandes notes viennent d’elles-mêmes ; les petites et leur texte sont le plus important. »  C’est bien ce qui avec le Walther de Spires est le plus décoiffant.

Die Meistersinger von Nürnberg Acte 1 Michael Spyres (Walther von Stolzing). Bayreuther Festspiele © EnricoNawrath_press

On avait salué son superbe Lohengrin à Strasbourg, pas encore totalement abouti en matière de gestion et d’économie du souffle - gageons qu’il le sera totalement ici, en 2027. Son Siegmund aussi, ici encore l’an dernier, chaleureux, vaillant, enlevé, mais une ébauche encore plus qu’une leçon. Son Walther est un aboutissement, où le jeu des couleurs, des nuances redevient un plaisir, ignoré depuis 2007 par la voix blanche du seul tenant du rôle, Klaus Florian Vogt. Le récit du rêve, la construction du chant de concours, son aboutissement final, tout est leçon d’un art du chant qui pose la première pierre d’une nouvelle ère, que le Tristan annoncé pour 2029 viendra sans doute confirmer.

Alors oui, la production de ces Maîtres est un régal, l’orchestre aura retrouvé dès le 23 août les certitudes de la baguette de Gatti, et un Zeppenfeld qu’on dit magistral, mais la nouveauté est d’abord dans ce chant neuf qui sait faire bouger les lignes de la tradition ; le message même que Wagner voulait faire passer dans ses Maîtres chanteurs. 

Pierre Flinois

Bayreuth, Festspielhaus, le 19 août 2025

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