Chaque théâtre est une maison de fous, l'opéra est le compartiment des incurables
(Franz von Dingelstedt)

FESTIVAL DE MUNICH 2025. Asmik Grigorian, la Rusalka bouleversante qui fait crouler la Staatsoper de Munich sous les applaudissements.

Critique

Au Festival d’Opéra de Munich, reprise de la production de l’opéra de Dvorak, signée Martin Kusej, vieille de 15 ans déjà, et qui sert de cadre encore efficace à la Rusalka déchirante et somptueuse d’Asmik Grigoria

Asmik Grigorian (Rusalka) Bayerische Staatsoper © W. Hoesl.

Le Festival d’Opéra de Munich a ceci de particulier qu’il reprend nombre de productions de la saison écoulée, en y ajoutant deux nouveaux titres (cet été, le Don Giovanni de Mozart à la Staatsoper, et la Pénélope de Fauré au Prinzregententheater), ce qui fait que malgré son exceptionnelle qualité, il ne s’inscrit pas - à tort - au même rang de célébrité que ses illustres voisins de Bayreuth et Salzbourg, à deux heures chacun, quand les travaux de la Deutsche Bahn désormais réputée pour ses retards chroniques, les embouteillages des autoroutes en rénovation, ou la perte des bagages à l’aéroport de Munich ne rendent pas la relation incertaine.

On en a du coup oublié que, fondé un an avant Bayreuth, l’été 1875, le Festival fêtait ses 150 ans cet été, sans qu’on en fasse un événement exceptionnel, marqué par une programmation inventée pour l’occasion. La qualité supérieure suffit ici à remplir les salles. 

Cet été, on aura préféré les reprises aux deux nouveautés. On ne peut qu’approuver l’installation au répertoire de la Staatsoper de la très rare Pénélope de Fauré, mais la distribution ne comportant qu’un seul chanteur francophone, une hérésie aujourd’hui pour pareil monument de subtilité linguistique, on lui a préféré la reprise de Rusalka, sacrifiant ainsi au culte de la diva. Reprise qui s’est effectivement avérée  exceptionnelle, de par la présence d’Asmik Grigorian qui a déjà subjugué Prague, Madrid et Londres dans le rôle de l’ondine amoureuse du prince charmant..

Ce fut l’occasion de croiser une production vieille de presque 15 ans, qui avait fait quelque peu scandale en 2010 ; c’est que Martin Kusej avait traité l’œuvre de Dvorak comme il se doit aujourd’hui, sous le regard du psychanaliste. Pas d’étang, pas de forêt, pas de lune romantique, la Nature est ici renvoyée au grand tableau d’un lac étale glissé entre des monts alpestres : un clin d’œil au naturalisme féérique de l’œuvre, mais figé une fois pour toute comme fond de scène à l'acte I. Au devant, trône le fauteuil de Jezibaba, la réputée sorcière. Mais surtout pas de naïades, ni d’Ondin. Ça, c’était du temps de la production signée Otto Schenk et Günther Schneider-Siemssen, en 1981, avec la radieuse Hildegard Behrens. Pas de conte de fées, donc, mais du sordide : l’Ondin est un maquereau, qui garde ses filles, et les punit en abusant d’elles sexuellement, dans un vaste local en béton, qui surgira des dessous, sinistre malgré quelques divans et coussins posés çà et là. Sa fille préférée, Rusalka, sommeille, indifférente, sur un divan décati.

La lune pour la fameuse Invocation est une boule de verre design qu’elle brisera en la jetant au sol. Pas de transformation physique non plus, hors le mutisme imposé à la nouvelle humaine, et les jambes arquées qu’elle montrera  tout l’acte II. Là, au Palais du Prince, érigé selon les règles esthétiques de l’architecture moderne la plus froide, Rusalka subira les avanies du désamour du Prince, qui sautera la princesse étrangère sous ses yeux, ce que le Chœur des invités, ruisselant de blanc lumineux,  et portant les dépouilles de biches tués à la chasse, soulignera dans un tableau onirique de toute beauté comme symbole de toutes les violences faites aux femmes. La délaissée ne pourra que se réfugier dans un aquarium - son milieu naturel, telle une Ophélie échappant à la noyade, avant de fuir pour retrouver le dortoir des filles de son monde souterrain, et offrir finalement la mort et son pardon au Prince qui aura enfin ouvert les yeux, dans un duo irradiant.  

Asmik Grigorian (Rusalka) Bayerische Staatsoper © W. Hoesl.

La production tient encore parfaitement la scène - à Munich les scandales sont vite digérés - elle semble même presque sage aujourd’hui, et Asmik Grigorian, qui y a déjà endossé le rôle-titre en 2022, fait mieux que s’y intègrer. Avec elle, on oublie les facilités et autres poncifs du metteur en scène, tant elle subjugue, en bête de scène s’exprimant autant par le corps, le visage, le geste que par un chant souverain qui distille une émotion palpable. Et sa sensibilité à fleur de bouche est celle de l’insolence d’un chant naturel et captivant de bout en bout, qui joue avec une sensibilité folle aux couleurs et aux possibilités de son instrument. Ainsi l’Invocation à la lune parait retenue, non démonstrative, mais c’est pour mieux captiver par son mystère et son introversion, faisant oublier le contexte de l’affreux sous-sol où elel est chantée La demande de changement de nature à Jezibaba est d’une délicatesse de suppliante. L’acte  qui la veut muette ne perd rien en présence, et le duo final, débordant d’un maelström d’émotions, est bouleversant.

Bref, on ne regarde qu’elle, parce qu’elle transcende la production, mais elle n’écrase pas pour autant ses partenaires, à commencer par l’excellent Prince de Pavol Breslik, au timbre  généreux, au legato fort séduisant, dont la douceur mélancolique n’exclut pas un aigu rayonnant, et surtout jamais forcé. Okka von der Damerau est une Jezibaba maternelle plus qu’effrayante, alors que l’Ondin de Christof Fischesser reste une des basses majeures de la maison munichoise. La Princesse étrangère d’Elen Guseva, belle et bien chantante, les délicieux Garde-Forestier et Marmiton de Kevin Conners et Ekaterina Buachidze sont comme les 3 naïades de Mirjam Mesak, Arnhelour Eiriksdottir et Natalie Lewis, irréprochables. 

La direction très allante d’Edward Gardner compte aussi beaucoup dans la réussite de la soirée. Certes, on a entendu à l’orchestre des couleurs slaves plus affirmées encore, mais la partition si délicate de Dvorak brille ici de mille feux, tant l'orchestre sent la délicatesse de cette partition et les Chœurs ne sont pas en reste. Une grande soirée.

Asmik Grigorian (Rusalka) Bayerische Staatsoper © W. Hoesl.

Pierre Flinois

Munich, Bayerische Staatsoper, le 29 juillet.

À  voir en vidéo : la Rusalka d’Asmik Grigorian, à Madrid, dans la production de Christof Loy, dirigée par Ivor Bolton. DVD Cmajor.

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