Chaque théâtre est une maison de fous, l'opéra est le compartiment des incurables
(Franz von Dingelstedt)

Au Festival de Salzbourg, un Jules César in tempore belli.

Critique

À Salzbourg, Giulio Cesare in Egitto de Haendel, traité en huis-clos carcéral par Dmitri Tcherniakov, éblouit surtout par la grâce d’Emmanuelle Haïm et d’une équipe vocale de premier plan, dominée par le contre-ténor français Christophe Dumaux.

Giulio Cesare in Egitto 2025 © sf-rittershaus

Première à Salzbourg, non pour Giulio Cesare in Egitto, déjà malmené par le tandem Caurier /Leiser en 2012, au premier Festival de Pentecôte dirigé par Cécilia Bartoli, et qui apparait donc pour la seconde fois sur les planches de la Haus für Mozart. Mais pour Dmitri Tcheniakov, le metteur en scène russe, dont c’est la première apparition au Festival. Dans ses bagages, la guerre.

Transposition contemporaine, donc, au miroir de l’actualité : sur scène, un décor unique, enfilade de cellules d’un bunker, voûte et voiles de béton gris, grilles, néons et réseaux de câbles électriques, matelas posés à même le sol. Décor et salle sont secoués des bruits de sirènes d’alarme, de bombardements, entre flashs éblouissants et pannes d’éclairage. La guerre donc, au quotidien. La mention Notausgang (sortie de secours, en allemand) peinte au mur, pourrait indiquer un domaine germanique non défini. Mais personne ne s’y trompe, c’est bien cette guerre que la Russie de Vladimir Poutine fait à l’Ukraine que Tcherniakov veut montrer ici. Et avec elle l’enfermement et ses ravages. Car, plutôt curieusement, tout ce - petit - monde en guerre est enfermé, non dans le palais labyrinthique des Ptolémées à Alexandrie, mais dans un même bunker, où ennemis et amis, intrigues et histoire mélangées, se croisent, s’observent, dans le même vase clos : voici donc Huit personnages en quête non de narration historico-baroque - cela, Tcherniakov n’en a que faire, c’est juste un prétexte comme l’était, certes, le livret de Haym pour Haendel - mais bien d’un psy. aigues

Giulio Cesare in Egitto 2025 - Christophe Dumeaux (Giulio Cesare), Federico Fiorio (Sesto, de dos), Lucille Richardot (Cornelia), Robert Raso (Curio), Olga Kulchinska (Cleopatra) © sf-rittershaus

Car la guerre n’est finalement qu’un décor de plus, le bunker aurait pu tout aussi bien être une palmeraie africaine en proie aux attaques de Boko Haram, ou un quartier de Gaza sous les bombardements israéliens. Pour Tcherniakov, le seul sujet à traiter, ce sont les désastres psychologiques d’un voisinage forcé, quand on se hait et qu’on s’aime dans un aquarium, sans pouvoir jamais s’isoler. Montrer cela, jusqu’à l’excès - souvenez-vous des Troyens à Carthage à Bastille - il sait faire, en virtuose de la direction d’acteurs, avec climax d’agitation, confrontations corporelles aiguës, costumes moches signés Elena Zaytseva - Cléopâtre-Lydia en Bimbo vulgaire à longue perruque rose bonbon, Cornelia en bourgeoise attifée de tweed à carreaux version Monoprix (Chanel aurait été plus approprié pour l’épouse d’un demi-maître du monde), Sesto en doudoune jaune canari, le grand Jules en manteau noir, costume 3 pièces gris, et chemise bleue, pour ne rien dire de la coiffure Devilock de Tolomeo… Un petit monde donc,  à l’ego surdimensionné, qui va rapidement dévier vers la folie. On comprend vite, on se lasse plus vite encore, car tout devient tics.

Plus ennuyeux encore, le fait que Tchernikov ne s’intéresse pas au caractère hybride de l’œuvre, oubliant qu’elle craint l’intellectualisme - qui la paralyse - comme la peste, car c’est la trahir que de n’en faire qu’un drame. De fait, Giulio Cesare participe au genre du divertissement (on dirait de la comédie musicale aujourd’hui) où l’on croise la fête autant que les pleurs. Cela, un Peter Sellars au Pimlico Festival en 1985, un McVicar au Festival de Glyndebourne en 2005, l’avaient parfaitement compris, et surtout exploité à merveille. Le rire fusait à voir leurs personnages s’agiter, et l’émotion aussi devant les enjeux humains. Tcherniakov ne montre lui que l’anéantissement des esprits  et conclut par la destruction - sonore et lumineuse - du bunker. C'est bien sûr cohérent, mais à force d’être vaine, cette cohérence assénée au marteau pilon distille l’ennui et pire l’indifférence à son spectacle.    

Heureusement, côté musique, c’est fête, Emmanuelle Haïm, le Concert d’Astrée, et une équipe vocale de premier plan sauvant heureusement la soirée de son systématisme théâtral paralysant. On avait découvert la cheffe à Glyndebourne pour la reprise de l’œuvre, un an après Christie, en 2006, écrivant alors : « après le champagne, le mousseux ». Dix-neuf ans plus tard, le propos n’a plus de sens. Le Concert d’Astrée rayonne de toutes ses nuances d’expression, la battue trop raide de sa cheffe s’est définitivement assouplie, l’empathie pour le chant est évidente, l’investissement dramatique tout autant. Et face à la coupe débordante d’amertume de la scène, la fosse installe le plaisir permanent d’une audition heureuse. Le contraste en devient clivant.  

D’autant que la distribution, à l‘exception du Sesto de Federico Fiorio, imposé par Tcherniakov pour la maitrise de ses cabrioles élastiques, mais pas vraiment pour son chant inégal et mou, affiche un niveau d’excellence irrésistible. Chacun s'attache qui plus est à réaliser à la lettre les instructions du metteur en scène - c’est le contrat, après tout - sans rien perdre du contenu émotif de leur chant.

L’Achilla de Andrey Zhilikhovsky, très hautain, mais retrouvant son humanité au moment de mourir, est d’une incontestable élégance de chant. Comme le Nireno de Jake Ingbar, en parfait contraste, dans sa fidélité inébranlable à sa maîtresse. Le Curio de Robert Raso, prometteur (il est du Young Singers Project de Salzbourg ) est du même niveau de luxe. Le Tolomeo de Youri Minenko pousse l’expression de sa perversité méprisante, jalouse et meurtrière jusqu’au cri ou au détimbré, mais chante formidablement bien. Lucille Richardot compose une Cornelia de grand ton, qui domine le duo Son nata a lagrimar de toute la beauté de son timbre riche et débordant d’ombres.  

Si leur caractère pâtit un peu de l’action, Les choix scéniques sont plus perturbants pour les deux principaux rôles, ce qui ne les empêche pas d’être exceptionnels. La Cléopâtre d‘Olga Kulchinska au timbre ravissant, plein et chaleureux, s’adapte sans peine à la variété de ton de chaque air, tout en moelleux pour Vadoro pupille, prenant par son désespoir rentré pour Piangero la sorte mia.

Giulio Cesare in Egitto 2025 - Olga Kulchinska (Cleopatra) © sf-rittershaus

Mais le vrai triomphateur, ce soir, c’est  Christophe Dumaux, qui depuis 20 ans éclaire l’œuvre en alternant deux personnages que tout oppose, un despote superficiel et bondissant autrefois, un consul autrement mur, imposant, sûr de son rang et de l’avoir gagné, et habile négociateur.

Giulio Cesare in Egitto 2025 - Robert Raso (Curio), Christophe Dumeaux (Giulio Cesare), Youri Minenko (Tolomro), Olga Kulchinska (Cleopatra, au fond) © sf-rittershaus

Son César sera pourtant celui des personnages qui sortira ici le plus ravagé de l’expérience psychologique, de al confrontation au mensonge, .

Giulio Cesare in Egitto 2025 - Christophe Dumeaux (Giulio Cesare) © sf-rittershaus

Mais il aura ébloui toute la soirée d’un timbre mâle, somptueux de matière, de couleurs, de variété  d’expression, d’une leçon de maîtrise vocale absolue. Discret, il ne court pas les triomphes mais il a, ce soir encore, montré à quel point il est devenu un représentant majeur d’un chant français qui peut parfois, tel César, dominer le monde jusqu'à Salzbourg.

Pierre Flinois

Festival de Salzbourg, Haus für Mozart, le 3 août. 

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